Observatoire National des Cultures Taurines

Observatoire National
des Cultures Taurines

Professeur d’Anthropologie sociale

Université de Provence

Institut d’ethnologie Méditerranéenne, Européenne et Comparative

 

(texte publié dans l’ouvrage Toréer sans la mort ? – auteurs : Jocelyne Porcher et Carlos Pereira – éditions Quae, 2011)

            La vieille polémique relative aux jeux d’arènes met en évidence la difficulté des Occidentaux à concevoir la complexité des choses qui ne sont pas réductibles à l’unité, en l’occurrence l’unité du Bien contre le Mal, au fondement de l’éthique religieuse et de la pensée sociale classique. Dans l’histoire des idées tauromachiques, le premier temps de cette polémique, d’ordre théologique, remonte à la Renaissance. Puisqu’il n’y a qu’un seul Dieu et qu’une seule vérité, et puisque l’homme se doit entier à cette vérité, puisque le sens de sa vie est déterminé par cette vérité, il est intolérable que des chrétiens mettent leur existence en péril sans qu’une telle prise de risque n’ait la signification mystique du martyre. Or, en Espagne, au Portugal, dans le midi de la France, plus marginalement en Italie (sous l’influence des Borgia), à l’occasion de fêtes populaires ou nobiliaires, voire, scandale majeur, à l’occasion de fêtes religieuses auxquelles participent les membres du clergé local, avaient lieu des courses de taureaux dont l’aspect tumultueux et sanguinaire évoquait chez les Pères de l’Eglise l’effroi des temps du paganisme. C’est pourquoi le pape Pie V publia la bulle De salute gregis en 1567, condamnant à mort et excommunication tout chrétien qui s’adonnerait au combat de taureaux. En fait, au cours des années suivantes, cette interdiction posa tant de problèmes en Espagne que Philippe II usa de toute son influence pour que Grégoire XIII, successeur de Pie V, la lève.

            Malgré le relâchement pontifical, la polémique restera entière. Plus tard, elle sera même renforcée par un courant de pensée qui ne doit pas vraiment son inspiration à la fidélité au dogme catholique : le rationalisme économique moderne. Ainsi, au XVIIIe siècle, les moralistes espagnols influencés par les idéaux des Lumières,  tels José Vargas Ponce ou Caspar Melchior de Jovellanos, déploraient-ils que leurs compatriotes s’adonnassent à des jeux aussi inutiles que les courses de taureaux au lieu de travailler à résorber la misère endémique qui ravageait le pays. Notons que cette argumentation ne fait cas d’aucun problème d’ordre métaphysique et n’évoque pas non plus la question de la souffrance animale, laquelle n’apparaîtra pas avant le XIXe siècle, alors que dans l’esprit occidental s’imposait un sentiment nouveau : la protection du vivant non humain. C’est ainsi, par exemple, que fut votée en France la loi Grammont (1850) interdisant les mauvais traitements aux animaux domestiques. Dans ce pays, de nos jours encore, c’est sur cette base légale que les adversaires et les partisans de la tauromachie se déchirent régulièrement : les premiers affirmant que la bonne vieille loi devrait suffire à justifier la prohibition, puisque le spectacle met en jeu des animaux d’élevage, donc domestiques ; les seconds objectant que ces animaux, certes d’élevage, sont présentés dans l’arène en vertu du caractère authentiquement « sauvage » que la sélection aurait préservé au sein de leur « pure race », et que face à eux, les hommes qui les affrontent font preuve de vertus héroïques dont la société contemporaine n’offre plus guère d’exemples. A l’appui de ce dernier argument, les plus cultivés parmi les aficionados se plaisent à citer Rousseau, qui affirmait que les combats de taureaux « n’ont pas peu contribué à maintenir une certaine vigueur chez la nation espagnole[1] ». La loi et la jurisprudence françaises tranchent en faveur des courses en les considérant comme licites dans les régions où elles sont « traditionnelles », mais peut-être plus que par une inspiration rousseauiste, eu égard aux avantages économiques considérables que ces manifestations procurent au commerce local et, par l’intermédiaire de la fiscalité, à la collectivité tout entière. Sur ce point, on peut dire que l’évolution de la tauromachie a résolu l’improductivité que les économistes du Siècle des Lumières fustigeaient en elle, montrant qu’il n’y avait pas qu’une seule voie pour développer de la richesse.

            La controverse théologique s’étant depuis longtemps effacée, reste la polémique, de plus en plus vive, relative à l’identification de l’animal à l’humanité sensible. Mais ici encore, les choses sont beaucoup plus complexes que ne le laisse accroire une vision manichéenne du monde. Car si les détracteurs du jeu d’arènes s’émeuvent de la souffrance animale au moins autant que de celle des hommes, et sont portés à un amour immodéré pour leurs animaux de compagnie, les aficionados ne leur cèdent en rien sur ce plan, puisqu’ils décèlent dans les taureaux qu’ils disent aimer passionnément des qualités de « noblesse », de « bravoure », de « suavité », de « bonté », voire, comme en Camargue, d’ « intelligence »[2].

            Aficionados et protecteurs des animaux, même combat ? Cette proposition provocatrice tient du sophisme, naturellement, mais elle n’est pas si absurde que cela. Car dans l’histoire, le spectacle de la corrida a évolué vers un très net adoucissement de la violence : depuis 1930, grâce au caparaçon qui protège leurs flancs, les chevaux des picadors ne sont plus étripés au contact des cornes du taureau – les aficionados d’aujourd’hui ne souffriraient plus qu’ils le soient – ; et au fil du siècle, l’épreuve de la pique et l’estocade finale ont perdu l’importance centrale qu’elles avaient au XIXe au profit des séquences non blessantes, animées par un souci d’esthétique, que sont les passes de cape et de muleta[3]. En sorte qu’aujourd’hui, même les plus fervents passionnés, n’en déplaise aux uns et aux autres, sont imprégnés de l’idéologie animaliste dominante. C’est pourquoi ils s’indignent lorsque le taureau leur paraît subir de mauvais traitements, un coup de pique ou une exécution exagérément sanglantes, et s’enthousiasment lorsque l’animal est, au contraire, magnifié par la « tempérance » et la « douceur » – selon les termes du jargon technique – de la relation que le torero a su établir avec lui sur le sable de l’arène. Cette relation idéalisée sera conclue par une estocade la moins sanglante possible, suivie de la « belle mort » de l’ « animal brave » qui lutte jusqu’au bout. Mieux, et les règlements en vigueur de nos jours encouragent une telle occurrence, la mise à mort est parfois purement éludée par la grâce du toro bravo et l’octroi au torero de l’honneur suprême : les deux oreilles et la queue symboliques de son adversaire animal avec lequel il a réalisé une « inoubliable œuvre d’art ».

 

            Face à la polémique, on le voit, la tauromachie oppose une singularité que les arguments de ses détracteurs – qu’il s’agisse d’affirmer contre elle l’immoralité du vice, la vanité du divertimiento ou la nécessaire compassion envers les animaux – ont du mal à saisir. Irréductible aux catégories morales dominantes, la tauromachie ne saurait se ramener à un principe unique : associant dans le culte du sauvage l’antagonisme et l’harmonie entre l’homme et la bête, elle est fondamentalement protéiforme. C’est pourquoi la corrida, tradition d’origine andalouse, s’est transformée dans l’histoire, depuis le jeu de vachers et de tueurs des abattoirs qu’elle était au XVIIIe siècle à Séville jusqu’à la savante chorégraphie du toreo moderne[4]. C’est pourquoi aussi, au-delà du cas espagnol sur lequel une anthropologie comparative nous invite à ne pas se focaliser, la tauromachie a pu se décliner en une extrême diversité de genres de spectacle d’arènes. Entre l’Europe du sud-ouest et l’Amérique, partout où l’influence hispano-andalouse s’est exercée avec le plus de force, la corrida s’est diffusée mais elle a, dans le même mouvement, suscité la création de formes originales de jeu taurin. Or, la principale caractéristique de ces dernières, c’est qu’elles ne comprennent pas la mise à mort du bétail présenté.

Les tauromachies régionales : toréer sans la mort à côté de la mort

            Toréer sans la mort est donc possible, mais il ne faudrait pas croire que ces tauromachies régionales excluent nécessairement la corrida de muerte. Car si certains pays d’Amérique Latine, tels l’Argentine, l’Uruguay, le Chili ou Cuba, en accédant à l’indépendance ont banni la corrida comme un signe honni de l’hispanité, d’autres, comme le Mexique, la Colombie, l’Equateur, le Venezuela, le Pérou, en ont fait un patrimoine culturel national tout en développant des formes régionales de jeu taurin sans mise à mort[5]. Plus frappant encore, dans les régions françaises des Landes et de la Camargue, où l’influence hispanique est liée à la fois à l’ancienneté des folklores taurins régionaux, à la proximité de la frontière et à l’importance des flux migratoires entre la fin du XIXe et la première moitié du XXe siècle, la corrida s’est implantée. En parallèle avec ce processus d’acculturation sont apparus des types particuliers de tauromachie, les courses camarguaise et landaise, dont les intitulés mêmes expriment un fort sentiment d’identité régionale. Or, non seulement on n’y exécute pas les bêtes dans l’arène mais, au contraire, les plus admirées parmi ces bêtes peuvent faire l’objet d’un véritable processus d’immortalisation. Ainsi, par exemple, en Camargue depuis les années 1930 on statufie sur la place publique, de leur vivant, certains taureaux « cocardiers » vedettes de la course camarguaise, comme on le fait en Espagne pour les plus grands matadors[6]. D’autres cocardiers, morts de mort naturelle, ont été enterrés debout sous une stèle commémorative, honneur posthume que l’on a pu rendre aussi, quoique plus rarement, à de célèbres vaches « coursières », protagonistes de la course landaise. En Camargue, l’identification à l’animal est telle que les aficionados et professionnels appellent La Bouvino (l’espèce bovine, en occitan) leur propre communauté de fervents.

            Sur quelles bases techniques repose un tel renversement de l’ordre de la corrida[7] ?
            Le taureau de race Camargue requis pour la course régionale présente des caractéristiques physiques qui l’opposent au toro bravo: plus petit que ce dernier, son pelage est uniformément noir ou brun foncé, ses cornes, en forme de lyre ou de demi-lune, sont dressées vers le ciel et son garrot n’est pas protubérant comme celui du taureau espagnol parce que, entre sa seconde et sa quatrième année, l’animal est castré, opération qui provoque un affinement de son encolure. Le « cocardier » camarguais, ce héros, n’est donc pas un vrai taureau ? Non, c’est un biòu, terme occitan qui signifie textuellement « bœuf », mais que les connaisseurs traduisent « taureau », comme pour rendre à l’animal la puissance sexuelle qu’on lui a retiré. Pourquoi faut-il donc en passer par là ? Parce que le cocardier a été sélectionné en vertu de ses qualités de combativité pour accomplir, à l’instar des chevaux de course, une carrière dans les arènes pouvant durer plusieurs années, jusqu’à une dizaine pour les spécimens les plus endurants. A chaque fois qu’il est présenté au public, on attend de lui une prestation régulière, ce dont les taureaux entiers (tau), trop sujets aux humeurs du rut, sont difficilement capables. De fait, les aficionados et professionnels considèrent que le cocardier est le « vrai taureau », c’est-à-dire lou biòu, alors que les taus sont des « taureaux jeunes » qui ne sont pas passés par l’épreuve du bistournage et n’ont pas encore acquis le savoir-faire du spectacle.

            Si l’animal de course chevronné se voit ainsi reconnaître une condition de mâle par essence, c’est parce qu’il part au combat pourvu d’un appareil qui lui confère ce pouvoir symbolique. Avant la course, les gardians ont attaché sur son frontal des « attributs primés », soit des morceaux de ficelles et de ruban rouge (la « cocarde », d’où le générique « cocardier ») plus deux  pompons de laine blanche disposés à la base de chaque corne, significativement appelés « glands ». Au cours du quart d’heure que dure sa prestation, le cocardier doit savoir défendre ces attributs de la convoitise de ses adversaires humains, les « raseteurs ». Ceux-ci, vêtus de simples pantalons et tricots blancs, s’emploient à provoquer la charge de l’animal en courant à ses devants pour tenter au passage d’arracher les attributs à l’aide d’un crochet métallique à quatre branches. Les attributs ont une valeur initiale qui augmente, à mesure que le cocardier parvient à les conserver, dans une enchère annoncée avec emphase au microphone par le président de course. Les donateurs sont des spectateurs parmi lesquels des commerçants locaux et des notables soucieux de faire briller leur prestige en affirmant ostensiblement leur soutien au taureau. On l’aura compris, tout l’intérêt de la tauromachie camarguaise repose sur les capacités de réaction du cocardier, la vigueur avec laquelle il poursuit et enferme contre les barricades entourant la piste chaque raseteur qui le provoque, jusqu’à se dresser derrière lui dans un « coup de barrière ». Un tel animal, qui sait se faire craindre de ses adversaires et rend difficile la quête des attributs, est régulièrement honoré par l’air d’ouverture de Carmen, joué pendant la course, pour ponctuer chacune de ses actions d’éclat, et à son retour au toril. Le triomphe du cocardier est également mis en évidence par les sommes qu’ont atteintes les enchères sur les attributs primés[8].

            En Camargue on reconnaît aux cocardiers vedettes un style de combattant dans l’arène, une marque individuelle qui permet de les distinguer de leurs congénères. Sur ce plan, comme pour les humains célèbres, il y a la personnalité publique du taureau, celle qui fait le spectacle (ou qu’a fait le spectacle), et sa personnalité domestique qui n’est connue que des proches, le manadier (éleveur), les membres de sa famille, ses gardians et ses amis, ceux qui le voient régulièrement sur les prés lorsqu’ils viennent à cheval participer bénévolement aux tâches de l’élevage. Les prés et marais de Camargue forment un paysage palustre dont la végétation saline a, dans l’esprit des aficionados, la saveur du mythe du taureau chanté par les félibres mistraliens[9]. Là, saisi dans son élément, le cocardier fait valoir son comportement, ses manies, ses façons de s’imposer aux autres taureaux en mangeant le premier le fourrage apporté quotidiennement par les gardiens du troupeau qui apprécient sa docilité à leur égard. Idéalement, le grand cocardier, intraitable dans l’arène, est dominateur sur le troupeau mais doux avec les humains qui le côtoient ; il est « intelligent », il sait que ces gens le soignent et lui veulent du bien. C’est le type même d’animal qui entre progressivement dans le cercle familial et finit par devenir un être cher, dont on gère la carrière avec attention, auquel on ménage une retraite lorsque ses forces déclinent, et que l’on soigne jusqu’à sa belle mort suivie de son inhumation ritualisée.

            Un même type de relation de proximité prévaut en pays landais avec les vaches « coursières », également mises en vedette dans le spectacle. Ici pourtant, il n’y a ni mythologie du terroir ni race bovine de pays. Les vaches sont achetées d’une génération sur l’autre à des éleveurs de toros bravos ibériques ; il n’y a ici ni de sélection génétique ni de lignées de vaches qui pourraient susciter, comme en Camargue, en Espagne ou au Portugal, l’identification de l’éleveur et de sa famille au troupeau. Initialement destinées à engendrer des taureaux de corrida, les coursières landaises sont donc imprégnées de l’atavisme tauromachique ibérique. Mais le traitement dont elles font l’objet une fois qu’elles appartiennent au ganadero landais qui les a achetées transforme complètement leur éthologie. Alors qu’elles étaient gardées sur les immensités latifundiaires d’Andalousie, d’Estrémadure, de Castille ou du Portugal, où on les manipulait à cheval et souvent au galop, dans les Landes elles sont gardées sur de petites parcelles, à proximité des habitations humaines, et conduites à pied et au pas, transportées en camion sans plus de précaution qu’on en prendrait pour une vache laitière. Les « vaches sauvages » sont ainsi complètement domestiquées, ce qui stupéfie les éleveurs espagnols lorsqu’ils rendent visite à leurs confrères landais quelque temps après qu’ils leur ont vendu le bétail. Mais dès qu’on les présente dans l’arène, fortes de leur expérience du jeu, accumulé de course en course, ces bêtes recyclées expriment toute l’agressivité pour laquelle on les a sélectionnées.

            La course landaise met en scène des « toreros landais », « écarteurs » et « sauteurs », assistés par un entraîneur et un teneur de corde. Ces deux derniers officiants sont chargés de diriger dans l’arène chaque vache par l’intermédiaire d’une longue corde reliée à la base des cornes. Si on ajoute à cela que les armures sont gainées avec des étuis de cuir pour éviter les blessures pénétrantes, on pourrait croire que cette forme de tauromachie, avec des vaches rendues dociles sur les lieux de l’élevage, ne représente aucun danger pour l’homme. Or, le danger est bien réel, comme le prouvent les innombrables blessures, parfois mortelles, qu’ont subi et continuent de subir, au long des saisons de courses, les toreros landais. Sur le plan technique, ces derniers se répartissent entre écarteurs, protagonistes du spectacle, et sauteurs, qui tiennent un rôle secondaire. A tour de rôle, ils provoquent depuis le milieu de l’arène la vache tenue à une extrémité de la piste par l’entraîneur, tandis qu’à mi-longueur de la piste, contre la barricade d’enceinte, se tient le cordier. Au moment voulu, l’entraîneur lâche la bête afin qu’elle charge le torero qui continue de l’exciter en bondissant sur place. Le choc semble inévitable jusqu’à ce que le torero effectue, selon sa catégorie, soit un écart – une rotation sur lui-même en levant les bras écartés pour feinter la vache qui passe dans son dos –, soit un saut de gymnaste par-dessus la bête. L’écart est un coup dangereux car s’il rate, c’est une vache de 400 kilos, lancée au galop, qui prend son adversaire dans le dos et peut le soulever comme un pantin. Certes, le teneur de corde est là pour contrôler les coups de tête de la coursière au moment où elle cherche à encorner son adversaire, mais la bête a du vice et sait parfois surprendre ces hommes, même s’ils connaissent bien son caractère. En outre, il peut arriver qu’un conflit plus ou moins latent dans l’équipe des toreros oppose un écarteur au cordier et que ce dernier manifeste son inimitié en ne tirant pas assez sur la corde au moment de l’écart, juste pour faire prendre son rival.

            Qu’ils soient provoqués sciemment ou non, les accidents sont fréquents dans la course landaise qui est, avec le jaripeo mexicain et le bull riding étasunien, la forme de tauromachie où l’homme est le plus exposé aux coups. Pourtant, on l’a vu, la vache coursière fait l’objet d’une domestication très poussée, qui confine à la familiarité entre l’animal et son gardien. Et lorsqu’une vache attrape un écarteur, ce qui est aux yeux du connaisseur le signe de la bravoure désirée, on apprécie la « noblesse » de la bête qui ne s’acharne pas sur le corps de l’homme projeté au sol. La bonne coursière est à la fois une redoutable adversaire pour l’écarteur et une partenaire de jeu qui sait réfréner ses pulsions sauvages lorsque le jeu a dépassé la limite.

La corrida immortalise aussi ses taureaux

            Il ne faudrait pas croire qu’un tel degré d’anthropomorphisme projeté sur les bêtes de course soit le résultat d’une simple réaction des cultures taurines camarguaise et landaise contre la corrida et la mise à mort, car il ne faut pas oublier que l’art taurin espagnol suscite également la passion en pays camarguais et landais. En outre, la corrida, en dépit de sa finalité létale, fait aussi la part belle à l’humanisation de l’animal « de caste » sélectionné pour combattre dans l’arène. On a déjà évoqué les catégories valorisant le « bon taureau », indissociables de l’idéal aristocratique de ses éleveurs (la « bravoure », la « noblesse » etc.). On a aussi mis l’accent sur l’occurrence, de plus en plus fréquente, de la grâce du taureau ayant donné un jeu remarquable dans l’arène. Mais il y a plus. Dans les élevages de toros bravos, en Andalousie, en Castille, dans le Campo Charro, on prête la plus grande attention à l’étalon du troupeau. Il s’agit d’un taureau issu d’une lignée privilégiée, dont le comportement agressif, la « bravoure », a été favorablement testée au cours de sa deuxième année à l’occasion d’une petite corrida privée sans mise à mort, le tentadero de machos. Par la suite, pendant les périodes consacrées à l’insémination, le bel animal se voit confier un « harem » composé des meilleures vaches reproductrices. Cependant, aussi rigoureuse soit-elle, l’épreuve du tentadero ne garantit pas forcément la qualité tauromachique de la descendance. Il arrive que l’étalon « ne lie pas », c’est-à-dire que les produits nés de ses saillies ne donnent pas satisfaction quand vient leur tour de combattre dans l’arène. Dans ce cas, l’étalon finit son existence aux abattoirs, ou bien dans une course de fête de village, sur l’espace public, au milieu de l’animation collective. Par contre un étalon qui « lie », dont les rejetons font preuve, d’une génération sur l’autre, d’une grande bravoure dans l’arène, est soigné avec les plus grands égards par l’éleveur dont il a fait la gloire et la fortune. Il est ramené au plus près de l’homme qui en fait l’emblème de son lignage aristocratique. Ainsi à la fin des années 1980, l’étalon Guitarrista, de l’éleveur sévillan Manolo Gonzalez, vivait attaché dans une écurie en compagnie des chevaux, et laissait les visiteurs caresser sa toison frisée sans manifester plus d’humeur qu’une vache alpine dans son étable. Parfois, l’éleveur a noué avec son taureau une relation si étroite que lorsque les capacités reproductives de l’animal sont taries, il ne peut se résoudre à s’en séparer aussi facilement qu’il le ferait d’un spécimen ordinaire. Il lui réserve une mort thérapeutique – une « euthanasie » pour le taureau affaibli qui ne parvient plus à s’alimenter – et immortalise son image en faisant naturaliser sa tête, comme l’a fait Alvaro Domecq avec son cher étalon Lloron, devenu, selon les propres mots de l’éleveur, le « totem » de la ganaderia accroché au mur de sa salle à manger.

            Il y a dans la culture de la corrida une recherche fondamentale d’assimilation de l’homme et du taureau qui dépasse de très loin les exigences règlementaires de la mise à mort (dont on a vu d’ailleurs qu’elles ne résistaient pas à la progression esthétique du spectacle moderne). On en veut une preuve de plus dans la nouvelle forme valencienne de tauromachie, ces étonnantes exhibitions de recortadores, très populaires dans l’est et le nord de l’Espagne, où non seulement il n’est pas question de mettre à mort le bétail présenté, mais où de surcroît les acteurs en piste s’ingénient à approcher des vaches bravas avec « tendresse », jusqu’à les embrasser et même à simuler avec elles l’acte sexuel !

            L’homme qui torée dans l’arène, par la proximité qu’il entretient avec la bête, noue avec elle un dialogue privilégié aux yeux du public. Cette intimité héroïque fait du torero un être à l’intermédiaire de l’humanité et de l’animalité. Elle explique deux paradoxes majeurs pour qui n’est pas fait aux subtilités de la tauromachie espagnole : d’une part la fascination des toreros et du public pour la blessure et la mort de l’homme – qui est une façon radicale pour l’homme d’épouser le destin de son adversaire animal – et d’autre part le fait que quasiment tous les toreros espagnols enrichis par leur métier s’empressent d’acheter des taureaux et des vaches pour fonder leur propre élevage. Le tueur est donc, au bout du compte, un naisseur.

La tauromachie et l’inversion

            On le voit, la raison de la tauromachie et de ses diverses variantes se résout en dernière analyse dans l’inversion. Les courses camarguaise et landaise, qui tendent à immortaliser des bœufs  et des vaches, sont des modèles inversés de la corrida. Mais la corrida elle-même engendre son propre système d’inversion en glorifiant la part humaine de l’animal, la part animale de l’humain et la vie éternelle du taureau qui était pourtant censé mourir devant le public. Et la fameuse Feria del toro de Pampelune, cet immense carnaval tauromachique à la gloire de Saint Firmin où, chaque matin, pour l’encierro, les bêtes de la corrida du jour sont lâchées à travers les rues de la vieille ville, au milieu de la foule indistincte des intrépides coureurs (corredores), et où chaque après-midi dans les arènes les spectateurs font une assourdissante ripaille en ramenant au plus bas la prétention esthétique du spectacle national, cette fête du taureau-roi est aussi un rite d’inversion. Mais une fois de plus, l’expression du génie régional ne se fait pas dans l’exclusion du folklore national-andalou, dont l’imposition résulte des effets de centralisation culturelle inhérents à la formation de la nation espagnole moderne. Ici, la journée de fête se compose en deux grands moments : l’encierro, qui renoue avec les vieilles traditions locales de course sans mise à mort, et la corrida, qui fait l’objet d’une interprétation subversive, certes, mais dont les aficionados pampelunais ne se priveraient pour rien au monde[10].

            Encore une fois, ne soyons pas manichéens ! Si les Camarguais, les Landais, les Navarrais, expriment leur identité régionale par des modèles festifs et spectaculaires d’inversion de la corrida, c’est bel et bien en termes duaux qu’ils conçoivent l’univers taurin. La tauromachie, c’est aussi bien la gravité que la dérision, la docilité que la sauvagerie, l’impassibilité que le jeu de jambes, la violence que la douceur, la mise à mort que l’immortalisation. Cette dualité tient à la nature même du spectacle qui, quelle qu’en soit la forme particulière, représente l’affrontement de l’homme et de la bête, des forces de la nature et de celles de la culture. Et c’est pourquoi la polémique sera toujours au cœur de ce phénomène passionnel : elle en épouse la structure.

Les tauromachies françaises : pensée dualiste et système d’inversion de la corrida

Frédéric Saumade


[1]     J. J. Rousseau, Considérations sur le gouvernement de Pologne et sur sa réformation projetée, Œuvres complètes, TIII, Paris, Gallimard 1964 : 963.

[2]     Voir F. Saumade, Des sauvages en Occident. Les cultures tauromachiques en Camargue et en Andalousie, Paris, MSH 1994.

[3]     Voir F. Saumade, op. cit.

[4]     Sur ces points d’histoire de la tauromachie espagnole d’origine andalouse, voir B. Bennassar, Histoire de la tauromachie. Une société du spectacle, Paris, Desjonquères1993, ou Saumade, op. cit. 1994.

[5]     Sur les formes mexicaines de jeu d’arènes, voir F. Saumade, Maçatl. Les transformations mexicaines des jeux d’arènes, Bordeaux, PUB2008. Sur l’ensemble des tauromachies américaines, voir J.B. Maudet, Le taureau marque son territoire. Espaces et territoires des pratiques tauromachiques du sud-ouest européen à l’Amérique, Paris, Université de Paris IV-Sorbonne2007 (à paraître, Madrid, Casa de Velázquez).

[6]     C’est le cas dans le département du Gard des cocardiers « Le Clairon », « Goya » (Beaucaire) et « Gandar » (Vauvert), dans le département de l’Hérault des cocardiers « Pascalet » (Lunel) et « Muscadet » (Mauguio). Tout récemment (février 2009), la statue de « Camarina » a été inaugurée dans le village provençal de Sénas (Bouches-du-Rhône). Tandis que dans les cas précédents, les bêtes étaient statufiées à la fin de leur vie, lorsqu’elles étaient retraitées des arènes, ce dernier exemple indique une certaine amplification du processus d’immortalisation : cette fois, l’animal est érigé sur la place publique (un rond-point en l’occurrence) au moment où sa carrière atteint les sommets de l’excellence tauromachique.

[7]     Dans les paragraphes qui suivent, nous ne faisons que synthétiser les descriptions et analyses développées dans deux de nos ouvrages (Saumade, 1994 & 1998).

[8]     Un record fut atteint à Nîmes à la fin de l’époque du franc par le cocardier « Tristan », dont la première ficelle fut primée 10 000 francs (un million d’anciens francs, chiffre éminemment symbolique dans l’esprit des spectateurs de l’époque), soit 6500 euros.

[9]     Outre le poème épique de Mistral Miréio, qui met en avant le personnage du gardian Ourrias, à la fin du XIXe siècle, des félibres épigones de Mistral, tels Folco de Baroncelli-Javon ou Joseph d’Arbaud, se lancent dans l’élevage du taureau et œuvrent à la codification des jeux taurins régionaux. Voir Saumade, op. cit. 1994.

[10]    Ces points d’analyse résultent de nos ouvrages d’anthropologie comparative des tauromachies européennes. Voir Saumade, 1994 & 1998.