Observatoire National des Cultures Taurines

Observatoire National
des Cultures Taurines

Hugo, Delacroix et quelques autres contre les corridas ?

Les adversaires de la corrida rallient à leur cause nos grandes consciences nationales

Depuis l’été 2007, nous assistons à une recrudescence de l’activité des opposants à la corrida. Que l’on ne s’y trompe pas : cette effervescence est essentiellement médiatique, la fréquentation des arènes s’étant révélée en France comme en Espagne plutôt en hausse – y compris en Catalogne, région soi-disant désormais hostile. Cependant le propos n’est pas d’analyser les perspectives de la corrida, ni surtout les arguments de ses défenseurs ou de ses adversaires. Il s’agit simplement de raconter comment les adversaires de la corrida, parmi lesquels la dernière en date à s’être manifestée fut Madame Elisabeth de FONTENAY (” Le Libé des philosophes “, 8 novembre), rallient à leur cause nos grandes consciences nationales, Victor HUGO voici quelques mois, Eugène DELACROIX tout récemment…

Victor Hugo, censuré par le BVP !

Victor HugoL’histoire voudrait donc que la plume de notre Victor national, dont on sait qu’elle fut des plus prolixes, ait accouché de cette phrase merveilleusement équilibrée, parfaitement rythmée, audacieusement provocatrice et sentencieusement réfléchie : ” torturer un taureau pour le plaisir, pour l’amusement, c’est beaucoup plus que torturer un animal, c’est torturer une conscience. ” La formule, qui depuis quelques années si l’on en juge par son utilisation sur les sites des anti-corrida est devenue slogan, figurait donc voici quelques mois dans un projet de spot télévisé conçu par la Société protectrice des animaux (SPA) que le Bureau de vérification de la publicité (BVP) refusa d’autoriser pour différents motifs. Le chanteur RENAUD, à ses heures adversaire de la tauromachie et ” très en colère “ selon ce que nous en dit Macha SERY dans ” Le Monde “, prit en charge de fédérer médiatiquement, avec un succès qu’il est encore prématuré d’évaluer, les émotions de la SPA, du Comité radicalement anti-corrida (CRAC) et de la Fédération des luttes anti-corrida (FLAC)
Victor HUGO censuré par un organisme représentatif de tous nos médias : tout français féru de littérature se doit d’y aller voir de plus près ! Surtout si aficionado de surcroît, il trouve là l’occasion de montrer que le pire n’étant jamais certain, barbarie et culture peuvent faire bon ménage…

Une sentence apocryphe

Il existe un livre de référence – auquel Madame de FONTENAY ne manque pas non plus d’emprunter – sur l’opposition à la corrida, publié par les Editions Connaissances et Savoirs (Paris, 2005) : ” Histoire de la corrida en Europe du XVIII° au XXI° siècle “, 382 pages des plus denses que nous devons à l’érudition de Madame Elisabeth HARDOUIN-FUGIER, historienne des arts et des mentalités, et surtout militante de la cause animale. Sous ce titre des plus neutres, se dissimule non pas une histoire de tauromachie mais une charge violente et d’apparence fort argumentée contre les courses de taureaux. Les approximations et contresens font certes florès dans l’ouvrage, mais n’enlèvent aucunement à sa valeur : le panégyrique et les citations, dûment référencées, qu’elle consacre aux champions de la lutte anti-corrida. Au-delà du fond, saluons donc le travail de l’universitaire. Or que lisons-nous sur Victor HUGO ?
Il est mentionné une dizaine de fois dans l’ouvrage comme adversaire historique, illustre et emblématique d’un spectacle qu’il ” qualifie de torture.” Mais de références plus précises : point. Au contraire, citons cet aveu à la page 140 : ” Les protecteurs de l’animal ont depuis longtemps publié une phrase d’allure fort hugolienne sur la corrida : ” torturer un taureau, c’est torturer une conscience “. Une reproduction en fac-similé d’un manuscrit situerait cette citation dans un discours ou une lettre ; en découvrir l’origine exacte serait utile pour en affiner le sens. En attendant, nous posons en hypothèse de travail que l’opposition à la peine de mort a été précocement associée à la dénonciation de la corrida d’une part et que, d’autre part, Hugo prend le comportement de l’homme envers la bête comme un critère d’humanité, à tous ces signes correspond bien la magistrale sentence : ” torturer un taureau, c’est torturer un conscience. ”
Donc avis aux chercheurs ! Mais pour l’heure la magistrale sentence reste apocryphe.

Les écrits anti-tauromachiques de Victor HUGO sont tout simplement inexistants

Ce qui ne nous interdit pas de poursuivre nos investigations : si comme il est écrit à la page 123 du même ouvrage ” Hugo ne sépare pas son combat pour l’abolition de la peine de mort d’une dénonciation de la peine de la corrida “, recherchons dans les écrits sur la peine de mort… Ces ouvrages sont connus et parfaitement recensés : par exemple dans une toute nouvelle édition (Les Classiques Hachette n°94) de ” Le Dernier Jour d’un condamné “. Une autre recherche est possible : vient de paraître chez Honoré Champion (Paris 2007) un ” Victor Hugo, orateur politique “ doté d’une riche entrée thématique. Or le thème de la tauromachie n’est en aucune manière mentionné, que ce soit dans les textes eux-mêmes comme dans les préfaces, commentaires, notes ou renvois divers. Force est de constater, ne serait-ce que pour décupler l’ardeur des chercheurs, que les écrits anti-tauromachiques de Victor HUGO sont tout simplement inexistants, même en tentant de les déceler en filigrane de ses écrits ou discours contre la peine de mort : la corrida n’a jamais préoccupé notre plus grand écrivain.

Du silence de Victor à l’engouement tauromachique du grand frère précurseur

Hélas pour ceux que cette mise au point ne peut que décevoir, il a plus gênant : ce que n’a pas dit ou écrit Victor HUGO contre les corridas alors que s’en présentaient les occasions. La première remonte à la dizaine de mois qu’il passa à Madrid en 1811, à l’âge de 9 ans, en accompagnant sa mère venu rejoindre son infidèle général d’époux. Les souvenirs correspondants furent publiés en 1863 sous la transcription de Mme HUGO (pour l’édition la plus accessible : ” Victor Hugo raconté par Adèle Hugo “, Plon, Paris 1985) : l’enfant, qui a été placé en pension, est conduit en promenade autour des arènes les jours de corrida. Le souvenir restera assez vif : ” l’éventreur paraissait à la fin, déchiqueté, saignant, lui-même presque cadavre (…) Le taureau martyr avait, du reste, tous les honneurs. Il était conduit par six mules éblouissamment (sic) caparaçonnées avec banderoles et grelots. “ Ce texte existe sous plusieurs versions, assez similaires, au grès de l’intervention de certains ayant-droits, sans qu’aucune cependant n’introduise la moindre jugement sur les scènes décrites.
C’est d’ailleurs une deuxième version : ” Six mules à caparaçons éblouissants, chargées de grelots et de banderoles, entraînèrent enfin ce martyr “ que retient le critique Hubert JUIN (” Victor HUGO “, Flammarion, Paris 1980). Il accompagne sa citation d’un commentaire qui nous fait remercier avec deux siècles de retard les éducateurs du collège des Nobles : ” Rien de ces sensations si vives et diverses ne sera perdu : les œuvres de la maturité prendront naissance dans ce répertoire d’images tantôt douces et graves, tantôt violentes et terribles, tantôt encore insidieusement perverses et obscures. ”
Victor HUGO ne retourne en Espagne qu’en août 1843, alors accompagné par Juliette. Il visite surtout les Pyrénées (voir ” Alpes et Pyrénées “, dans Voyages – Bouquins – Paris 1985) et ne pousse son voyage que peu de jours jusqu’à Pampelune, où il séjourne en pleine période de préparation des fêtes. L’auberge donne sur la place où auront lieu les courses : aucun commentaire de sa part, sauf la précision qu’au dernier jour selon le programme annoncé sera présent ” une espada (épée, c’est-à-dire torero) fameuse dans le pays, Muchares (en fait Cuchares).” C’est entre Rochefort et La Rochelle pendant le voyage de retour que la lecture du journal lui apprend la noyade de sa fille Léopoldine…
D’où l’hypothèse de travail – selon la terminologie de Mme HARDOUIN-FUGIER – que je suggère désormais à tous ces opposants à la corrida qui usent et abusent de la référence à Victor HUGO : sa gloire se suffit à elle-même et sans que votre renfort soit nécessaire. Si vous tenez réellement à joindre vos voix à la sienne, vous ne devez pas ignorer que le combat contre la peine de mort n’a pas encore définitivement abouti sur la planète. A l’analyse de ses écrits comme de ses silences, Victor HUGO fut et devrait rester totalement étranger au mouvement anti-taurin. La cause ne manque pas d’arguments mais le souci de l’emporter ne justifie pas les mystifications, même littéraires.
Finissons par cette précision, au demeurant savoureuse : l’auteur du premier récit à la fois romanesque et tauromachique, en langue française, est un certain Abel HUGO, l’aîné de quatre ans du petit Victor : il écrivit en 1821 ” Le Combat de taureaux “ qui ne fut publié qu’en revue mais est retranscrit intégralement dans ” Des femmes et des toros “, publié par Annie MAÏLIS (Cairn, Pau 2003). Ce grand frère, certes médiocre littérateur, est ainsi le créateur d’un genre auquel s’adonnèrent les années suivantes Eugène SUE (” El Gitano “), Antoine FONTANEY (” Scènes de la vie castillane et andalouse “), le duchesse d’ABRANTES (” Le Torréador “), Théophile GAUTIER (” Militona “), autant d’auteurs qui ne furent pas innocents dans l’engouement tauromachique que connut la France au début du XIX° siècle.

Eugène Delacroix appelé lui aussi à la barre


Eugène Delacroix, d’après
un daguerréotype, 1842

Une simple citation permet aussi à Mme de FONTENAY d’enrôler Eugène DELACROIX parmi les adversaires de la corrida : il écrit dans son Journal que ” là où coule le sang, l’art est impossible “. La portée anti-corrida apparaît d’autant plus évidente à notre philosophe qu’elle observe que le peintre a dessiné les acteurs de l’arène mais jamais peint la corrida elle-même, qu’il aurait jugée trop sanguinaire pour se prêter à la représentation. C’est à nous d’être saisis par le doute : il existe vraisemblablement un deuxième DELACROIX, que nous confondons trop facilement avec l’illustre. Cet usurpateur homonyme aurait peint la “Mort de Sardanapale” (détail ci-contre), les “Scènes de Massacres de Scio “, etc… et même réussi à se faire une place au musée du Louvre ! Imaginons un instant de suivre Mme de FONTENAY et son pseudo-DELACROIX sur un tel précepte aseptisé : il ne reste qu’à rebâtir, en bien plus petit, notre musée imaginaire et livrer aux brocanteurs TITIEN, REMBRANDT, GOYA, MANET et tant d’autres créateurs de ” l’art impossible “. Comment tolérer même tous ces kilos de gibiers et de poissons qui encombrent tant de natures mortes ? Le douanier ROUSSEAU, c’est finalement lui que nous propose notre docte universitaire comme référence de ” l’art possible “ !

Eugène Dlacroix - Le picadorPlus sérieusement, il est indéniable qu’aucune œuvre majeure inspirée par la tauromachie n’est attribuée à DELACROIX malgré le séjour qu’il fit en Andalousie en 1832 à l’occasion de son long voyage en Afrique du Nord. Cette énigme est régulièrement rappelée et reste à ce jour sans réponse… Mais pour autant prétendre qu’il se serait délibérément refusé – par souci de marquer son opposition aux combats de taureaux – à peindre de telles scènes relève de la supputation partisane… d’autant qu’en y regardant de plus près, deux œuvres connues, conservées au musée du Louvre (cabinet des Dessins) et reproduites par Alvarez MARTINEZ-NOVILLO (” Le peintre et la tauromachie “, Flammarion, Paris 1988) interdisent d’être aussi péremptoire : les acteurs sont représentés certes sans décor, mais en situation bien réelle. Sur la petite aquarelle ” Le Picador “, seul le sujet principal est coloré mais le cheval, le cou et les cornes du taureau, et même la hampe de la pique sont clairement esquissés.
Eugène Delacroix - Picador et ChulilloSur un deuxième croquis intitulé ” Picador et Chulillo “, sont dessinés un banderillero, un picador et un homme à terre, visiblement en mauvaise posture sous les cornes du taureau. DELACROIX a donc croqué quelques scènes taurines mais n’a pas trouvé dans la corrida une source d’inspiration équivalente à celle du voyage marocain. Et rappelons pour en finir avec de prétendues réticences inspirées par la défense animalière, la somptueuse mais terrifiante ” Chasse aux lions “ de 1855, maintenant exposée à Stockholm.

Eugène Delacrois - La chasse aux lions (1861 - Art Institute Chicago)
La chasse aux lions – 1855

Inventions et travestissements de l’Histoire

Dans un affrontement d’honnêtes gens, la polémique ne dépasserait pas la contestation, au demeurant plaisante, des références historiques qu’inventent nos abolitionnistes à partir d’HUGO et de DELACROIX. Admettons aussi qu’HEMINGWAY puisse passer pour un macho ignoble, LEIRIS et MONTHERLANT pour des repentis : tant d’écrits attestent du contraire mais il s’agit peut-être du prix à payer pour que notre universitaire – et néanmoins ignorante sur le sujet – s’endorme en paix chaque soir, revue faite de ses troupes d’autant plus innombrables que souvent imaginaires, avant de plonger dans ce monde idéal où les taureaux n’attaquent les hommes que parce qu’ils sont ” furieux “ des conditions qui leurs sont réservées !
Il y a hélas plus inquiétant : au mieux, la double méconnaissance historique comme technique du sujet. Et au pire, la volonté délibérée d’opérer certains amalgames, spectaculairement vendeurs et pas moins malhonnêtes. Trois exemples, au détour de sa plaidoirie.
L’implantation de la corrida en France à partir de 1853 doit moins à Eugénie de MONTIJO et à NAPOLEON III qu’à l’existence antérieure, sous diverses formes en Camargue et dans le Sud-Ouest, d’une tradition populaire d’affrontement avec des animaux qui en ces temps-là subsistaient sous une forme semi-sauvage. Et que les Provençaux qui se battirent pour que soient conservées ces traditions n’étaient pas tout à fait des partisans de la droite cléricale, certains évêques de Nîmes ont pu en témoigner.
Dire aussi que la corrida est d’essence réactionnaire ou fasciste est commode, mais faux : en témoigne la continuation de corridas à Barcelone en août 1936, alors qu’elles avaient été interdites en zone nationaliste !
Et enfin, ce fameux coup de grâce n’est en rien l’acte honteux suggéré : il est bien donné par les puntilleros dans l’arène… et donc par définition à la vue de tous les spectateurs – qui ne manquent pas de manifester leur réprobation lorsque le geste n’est pas réussi.
La passion, dit-on, rend sourd ou aveugle… Il est simplement surprenant que la philosophie ne soit d’aucun secours en la matière.

 

Jean-Louis MARC
21 novembre 2007