Observatoire National des Cultures Taurines

Observatoire National
des Cultures Taurines

Araceli Guillaume-Alonso est historienne, professeur d’études ibériques à l’Université de Paris IV-Sorbonne

Il y a eu en Ibérie, depuis la nuit des temps, des pratiques tauromachiques très diverses comme l’attestent les documents écrits et iconographiques conservés, ainsi que la tradition orale des contes et des légendes. Sur le sens profond de chacune de ces pratiques ibériques, ou d’autres dont a gardé la trace ailleurs, dans le sud de la France et dans le bassin méditerranéen, jusqu’en Grèce, nous n’avons guère de certitudes.

Il est d’autant plus difficile d’avoir des certitudes que ces pratiques s’étalent très largement dans le temps et dans l’espace et que chacune d’elles a dû subir des variations importantes au fil des siècles, passant parfois de la sphère religieuse à la sphère ludique ou en conservant le rite d’un mythe oublié, comme le dit très justement Ángel Alvarez de Miranda[1]. Vu la diversité de peuples et de croyances concernés, il est très improbable, pour ne pas dire impossible, qu’il y ait une souche commune à toutes ces pratiques, autre que l’importance quantitative et qualitative accordée aux bovidés, plus ou moins sauvages, dans l’imaginaire collectif. La plupart des spéculations sur le sens profond des restes archéologiques taurins conservés ne sont à mon sens que des vues de l’esprit. En histoire, on ne peut partir du présent pour expliquer le passé, par exemple expliquer qu’à l’origine c’était le sacrifice parce qu’aujourd’hui, dans la corrida moderne, la mort du taureau – qui, de nos jours, peut être lue comme un sacrifice – est la suerte suprema et la culmination du rite. D’ailleurs, est-elle sacrifice ou nécessité ?

Du point de vue historique qui est le mien, il n’y a qu’une certitude : les jeux taurins issus de rites anciens ou non, d’origine sacrificielle ou non, rites de transmission du pouvoir génésique du bovin sur l’homme, exercice de chasse à valeur rituelle ou autres ont « dégénéré »[2] vers diverses formes de spectacle, dont la corrida est le plus universel. Certes, nous pouvons encore trouver des pratiques résiduelles, tels le toro de Coria ou le toro de la Vega de Valladolid et tant d’autres, sanglants ou non, qui par leur déroulement dans un espace ouvert limitent l’accès aux spectateurs dont le nombre grandit, néanmoins, d’année en année[3].

C’est, en effet, le potentiel spectaculaire des jeux taurins qui est à l’origine de la naissance de la corrida-spectacle et c’est cette condition de spectacle, inhérente à la corrida moderne, qui est non seulement à l’origine de son essor, mais qui a également assuré sa survie jusqu’à nos jours. Une société du spectacle, fut le sous-titre choisi par Bartomé Bennassar pour son Histoire de la tauromachie.Lacorrida existe et a son importance – et probablement dans son sillage tous les autres spectacles taurins, français, espagnols ou américains – parce que c’est un grand spectacle, fortement ritualisé, certes, mais spectacle. Ce fut le spectacle de masses le plus important des temps modernes en Espagne où il est toujours le plus ancien et encore aujourd’hui le deuxième en importance par le nombre de spectateurs qu’il réunit.

Du point de vue historique, le Moyen Âge des spectacles tauromachiques naissants en Espagne – et en France – est une nébuleuse dont les contours restent très opaques pour l’historien. On peut déceler, à côté d’un amas de pratiques et de jeux taurins divers en milieu rural, des signes de l’apparition de formes de spectacle dans les centres urbains de l’Espagne chrétienne, alors qu’il n’y a rien sur l’Espagne musulmane qui ne soit pas une invention littéraire des époques postérieures.

Les formes de spectacle urbain structuré les plus anciennes, attestées, remontent, sur le territoire ibérique, au milieu du XVe siècle. Par exemple, dans le cadre de fêtes aristocratiques à Jaén, à Baeza des spectacles tauromachiques sont organisés mais, même dans la région andalouse, seul le peuple est acteur – à pied – alors que la noblesse y assiste en spectatrice. C’est un demi-siècle plus tard que le noble à cheval va intervenir au début ou à la fin du spectacle dans une sorte d’intermède aristocratique – parade militaire et exercice guerrier en même temps – dont l’importance ira en progressant au XVIe siècle pour s’interrompre brutalement avec l’interdiction de Pie V de 1567. Ce n’est qu’en 1598, avec l’arrivée de Philippe III sur le trône, et après un l’allégement de la condamnation de l’Église, que, peu à peu, le noble à cheval retrouvera une place prépondérante dans les spectacles urbains, aristocratiques et surtout courtisans pendant une bonne trentaine d’années, dans le cadre des fêtes de l’Espagne baroque. C’est alors qu’il va inventer le rejoneo, en étroite relation avec les pratique d’autre jeux équestres du moment Néanmoins, à l’exception d’un petit nombre de fêtes tauromachiques à caractère royal, tous les spectacles, y compris en présence du souverain, comptaient des acteurs à pied face au taureau, en alternance avec les nobles à cheval. Et, très vite, dès 1640-1650, la pénurie de chevaux, indispensables pour la guerre, la désaffection de la noblesse pour la milice, le déclin économique et politique de l’Espagne ont réduit le nombre de fêtes officielles et ont évacué de l’arène le noble à cheval. Il s’est vu remplacé par l’homme à pied, dans des spectacles déjà bien organisés et très structurés, programmés le plus souvent par les municipalités y compris celle de Madrid.

Á l’occasion de quelques grands événements (mariage ou naissance royale), encore aux XVIIe, XVIIIe et même XIX siècles, des nobles se sont produits à cheval face au taureau mais, entre-temps, l’homme à pied était devenu l’acteur central du spectacle[4].

Le XVIIIe siècle est un siècle paradoxal pour l’histoire de la corrida. En effet, il comporte, en même temps, un nombre incalculable d’interdictions et même des interruptions de plusieurs années dans l’organisation de fêtes tauromachiques, et il permet l’entrée dans la tauromachie moderne par la division du temps, en trois tiers, des actions menées devant chaque taureau. Cette division du temps tauromachique, le traité de Pepe Illo, les avancées techniques, dont l’invention de la muleta, l’arrivée de grands toreros et les débuts de la sélection du taureau marquent, sans conteste, l’entrée de la corrida dans l’âge contemporain.



[1]Ritos y juegos del toro, Madrid, Taurus, 1952.

[2] C’est l’expression utilisée par A. Alvarez de Miranda.

[3] Quand à la valeur de communion collective de la chair du taureau consommée collectivement après sa mort, dans certaines fêtes dites traditionnelles, il ne faut pas la confondre avec le simple acte de charité qui consiste à donner la dépouille du taureau aux affamés locaux,  par exemple, dans un des cas le plus cités,  la Fiesta de las Mondas à Talavera de la Reina, rite taurin complexe d’origine inexpliquée, qui avait retenu l’attention de Caro Baroja. En suivant la trace de son évolution à partir des documents conservés des XVIe et XVII siècles, ce que j’avais fait il y a quelques années, on voit comment les faits et gestes du rite de la fin de XVe siècle et ceux de la fin du XVIIe n’ont gardé que quelques points en commun, dont le partage de la viande des taureaux sacrifiés entre les plus pauvres de la communauté, hôpitaux, orphelinat, etc. Cet acte de charité, qui s’inscrit dans les usages de l’époque et dans la longue tradition de bienfaisance de la tauromachie, dont à mon sens on parle trop peu, doit-il être lu comme une communion collective ? Depuis quelques années, sous la pression de ce terme utilisé par certains chercheurs et au nom d’une « tradition très ancienne », on a réinventé, à Talavera, la communion « traditionnelle » avec une sorte de simulacre de repas collectif en distribuant la viande, non pas à des nécessiteux mais à ceux qui, autochtones ou voyageurs de passage,  arrivent à attraper un morceau – à peine une tapa – du précieux repas. Aujourd’hui il y a communion, mais il n’est pas sûr qu’à Talavera y en ait toujours eu, même s’il y en a eu ailleurs.

 

[4]  Cette évolution très schématique mériterait d’être nuancée en fonction de l’aire géographique concernée. En Navarre, il n’y a presque jamais eu de torero à cheval et la mort du taureau  n’y devient systématique qu’à la fin du XVIIe siècle. Á l’inverse, en Andalousie et dans d’autres régions, les royales Maestranzas de Caballería vont promouvoir le toreo à cheval mais, aussi, le toreo à pied. Il est vrai également que le cheval est un animal d’usage courant dans le sud et peu fréquent dans le nord.