Observatoire National des Cultures Taurines

Observatoire National
des Cultures Taurines

Le spectacle des corridas traumatiserait-il les enfants jusqu’à les conduire à la délinquance ?

Voici mes réflexions. Pour ne pas faire pompeux comme nos psychanalystes de service, ni trop aride come une plaidoirie, je leur ai donné la forme d’une lettre écrite à ma petite fille, que j’ai menée cet été à une course à Beziers.

NDLR :
Nous  voyons
ici Sasha
subissant son martyre.

 

     Ma Sasha adorée,

     Je viens ici te demander pardon.

     Oui, pardon, car voilà que l’on m’accuse d’avoir été un mauvais grand-père et d’avoir égaré ton âme sur des chemins périlleux. Vois-tu, je n’avais pas conscience de cela en t’accordant de m’accopagner – alors que tu n’as pas quatorze ans – à une corrida de la Feria de Béziers où notre Sébastien national côtoyait le fabuleux Centaure Pablo Hermoso de Mendoza.

    J’aurais dû te refuser cet instant, mais je pensais alors que chaque aîné avait le droit de proposer à ses enfants et petits-enfants les modèles culturels que sa tradition lui a légués et que son bon sens lui inspire. Eh bien non, c’est à Paris ou au siège Européen, là-haut, que ton avenir culturel se décidera. Toi qui as toujours été plus foie gras que Mac Do, plus Giacomo* que Tekno, moins Coca Cola que Veuve Cliquot ( Oh ! à peine ! ), moins Harry Potter que Cyrano, tu auras sans doute du mal à te couler dans le moule prêt- à-porter, prêt-à-penser que ces Jésuites te préparent. Aseptisée la conscience, moralisée l’existence, bâillonné le bon sens. Comme l’ écrivait Marcel Pagnol, ” ils en ont fait des fougasses, de notre libre arbitre “. Notre belle culture latino-méditerranéenne si riche, colorée et inspirée passe sous les fourches caudines des diktats d’une insipide culture anglo-saxone rigoriste et moralisatrice. Vrai, si cet après-midi là, je t’avais abandonnée à la maison, engluée dans un canapé, gavée d’images débiles de pseudo-idoles débraillées d’une accablante facticité, sur-lookées, déshabitées, ayant vendu leur âme pour un instant de gloriole, personne n’aurait trouvé à redire.

   Permet moi donc, ma petite Sasha de tenter de justifier ce qui, cet après-midi, avait guidé ma démarche :

     Je pensais tout d’abord que tu avais quelque chance d’aimer une chose que, pour ma part, j’aime passionnément : la course de taureaux et que tu avais un espoir d’y trouver matière à vibrer car il y a la un bel exercice éthique, esthétique et ludique.

   Je pensais ensuite, douce Sasha, t’apprendre à vivre et maîtriser tes émotions, à assumer des sentiments difficiles et douloureux comme l’angoisse, la peur, la tristesse. Je savais que tu serais angoissée en ayant peur que le méchant toro ne blesse l’homme ou le cheval, mais que tu serais triste lorsque tu verrais mourir ce brave torito. L’angoisse, la peur, la tristesse, les contes pour enfants en sont aussi remplis et ils ont dans les livres la même fonction que cet affrontement sur le sable d’une arène. Leurs sorcières maléfiques, leurs ogres terrifiants, leurs méchants loups dévoreurs de gentilles grand-mères servent à apprivoiser l’angoisse et la peur. Tiens, tant que j’y pense, il faudra leur dire de supprimer aussi le dragon enfermé dans la cave du château de la Belle au Bois dormant qui t’avait fait si peur lorsque nous sommes allés à Eurodisney. Mais ce que ne savent pas ces thuriféraires de l’interdit, c’est que toutes ces émotions sont nécessaires dans la tête d’un enfant et que leur maîtrise se fait par la présence rassurante d’un adulte qui les réconforte. Même l’expérience de la souffrance née de la mort de l’autre, fût-il homme ou animal, s’apprend près d’un parent attentif et chaleureux qui saura trouver les mots pour consoler et rassurer. Car cette palette d’émotions difficiles fait partie de la dure réalité de la vie et leur apprentissage est bénéfique sinon nécessaire. A moins que ces censeurs ne préfèrent que tu ne les expérimentes toute seule en croisant sur les chemins de l’école un pitbull pas très catholique, prêt à te dévorer. Tiens cela me fait penser que je les trouve étrangement silencieux sur le sujet, sans doute aveuglés par leur idéologie partisane… Pourtant, le sujet me paraît bien plus grave puisque plusieurs enfants ou aïeux y ont laissé la vie… Donner l’unique vision d’un monde uni, gentil, poli, soumis est une hérésie, une idéalopathie toxique.

   Je pensais aussi, chère Sasha, t’inviter à un spectacle où se cultive l’authenticité, la noblesse d’âme, où se déclinent un certain nombre de valeurs positives que ces partisans feignent d’ignorer. Je te souhaite de t’inspirer dans ta vie du courage dont ce frêle torero-héros fait preuve face à ce fauve. J’aimerais que tu t’appropries sa sincérité, son authenticité, sa spontanéité, sa volonté, son abnégation. Ici pas de playback, pas de maquillage. Le geste pur et limpide, inspiré par une âme diaphane. Ainsi prenant à ton compte un peu de ses vertus, tu réaliseras la démarche d’identification au héros que moi-même, en d’autres temps, je suis aussi venu chercher ici. Je souhaiterais à beaucoup d’avoir ces modèles-là. En quelque sorte, il y a là un peu comme une école, une école de la vie qui apprend que ces vertus que tu intériorises t’anoblissent et te grandissent, qu’elles te donnent ta dignité, un sentiment positif sur toi-même que tu feras plus tard rejaillir sur les autres. Tu te souviens, Cyrano ?
 

” …Mais chanter,

Rêver, rire, passer, être seul, être libre,

Avoir l’œil qui regarde bien, la voix qui vibre,

Mettre quand il vous plait, son feutre de travers,

Pour un oui pour un non, se battre, ou faire un vers.”
 

     Je savais aussi en t’emmenant avec moi que ta sagesse candide retiendrait deux leçons : La première leçon nous vient du torero dans l’exercice de son art et nous livre que l’adresse et l’intelligence prennent toujours le dessus sur la violence aveugle, sur l’agressivité primaire. Là est l’habileté de l’homme qui assure ainsi sa suprématie sur le règne animal. L’homme qui observe, qui réfléchit, qui analyse, qui s’adapte, qui esquive parfois sort vainqueur de son affrontement avec un toro, comme il sortira vainqueur des joutes avec ses semblables.

     La deuxième leçon nous est donnée par le toro (car il n’y a pas que les hommes qui nous donnent des exemples et des leçons) et nous invite à vivre et mourir en harmonie avec nous-même. Car le toro est un fauve respectable qui aime les grands espaces et les combats. Il est fait comme cela et Dieu l’a voulu ainsi. Comme d’autres fauves, il a cette agressivité offensive que nous devons reconnaître et respecter, même si ceux qui voudraient t’interdire de venir voudraient te faire croire qu’un tigre est un chat. Alors, pour l’avoir observé, pour l’avoir éprouvé (combien de petits bergers de ton âge, en des temps plus anciens, ont déguerpi devant sa menace dans la lointaine Andalousie ?), l’homme veut lui donner au moment de mourir l’occasion de révéler les vertus de sa race en montrant ce qu’il est vraiment. Et nous voyons bien qu’il a à cœur de révéler l’essence de son âme : une bravoure, à toute épreuve, une noblesse inflexible, une complicité joyeuse qui montre qu’il aime ce qu’on lui propose. Non, sincèrement, je ne pense pas qu’un toro préfèrerait mourir, d’un seul coup, d’un seul, derrière la tête, au fond d’un couloir obscur sans avoir pu révéler son cœur. Non ! comme Cyrano, c’est debout et la corne à la main qu’il préfère mourir, pourfendant les mensonges de ceux qui tiennent des discours caricaturaux et réducteurs, la sottise de ceux qui passent à côté de valeurs essentielles, les préjugés de ceux qui n’ont pas cherché à le comprendre, la lâcheté de ceux qui tentent de prendre les enfants en otage pour tenter de le faire disparaître.

     Oui ! au fond, je sais bien que ton cœur saigne devant la souffrance du toro. Comme le mien peste et compatit devant une mort qui tarde à venir. Nous ne sommes pas les brutes assoiffées de sang que l’on prétend que nous sommes. Mais je t’invite un instant à une petite leçon de calcul. Un toro a près de cinq ans lorsqu’il meurt. Avant, pour m’avoir accompagné une fois à Zahariche, tu sais toute la vigilance et tous les soins attentifs dont il est l’objet. C’est un petit roi dans son élément naturel, dans un environnement écologique. Il a l’eau fraîche des étangs pour étancher sa soif, les mille fleurs du campo pour calmer ses appétits, l’ombre des chênes verts pour l’abriter des ardeurs du soleil, un large espace pour déambuler. Cinq ans d’une vie douce et paisible où le seul risque de danger est représenté par l’agressivité de ses congénères. Cinq ans de farniente et vingt minutes de souffrance à la fin de sa vie. Rapporté à la vie d’un humain dont l’espérance de vie moyenne est de près de quatre-vingt ans de nos jours, cela fait ? Je sais, tu as déjà la réponse : cinq heures et demi. C’est-à-dire que si l’homme avait le même rapport que le toro, il ne devrait souffrir que cinq heures et demie dans sa vie. Et là, vois-tu je pense à tous ceux qu’une terrible maladie fait souffrir des années durant, à tous ceux que la famine taraude longtemps avant de les emporter, à tous ceux qu’une mort violente fauche en nombre par un matin clair après une vie de misère, à tous ceux qu’un joug totalitaire empêche de parler, empêche de penser des années durant. Alors véritablement, avant de tenter de tuer notre belle complicité de cette après-midi biterroise, il me semble, vois-tu, qu’il y aurait d’autres priorités. Sans doute nos donneurs de leçons n’y ont-ils pas songé. Mais lorsqu’ils ont réfléchi cela, c’était l’été, et les touffeurs estivales les avaient ramollis au fond de leurs fauteuils moelleux. Et le Monstre du Loch Ness ne faisant plus recette, il fallait inventer d’autres monstres…

     Ainsi, ma douce Sasha, il faudrait que je m’excuse d’avoir perdu ton âme alors que je pensais moi, la construire et l’élever en te proposant des étayages forts et nobles : l’authenticité, la sincérité, le courage, la dignité. Alors que je pensais l’éveiller à une certaine idée de la culture où la tradition, l’esthétique, le respect, la convivialité avaient leur mot à dire ? Eh bien, non ! je ne renierai pas ma démarche et ne reléguerai pas cette intime et affectueuse complicité que nous avons eue cet après-midi-là. C’est décidé si loi il y a un jour, je la transgresserai, et plagiant le bon Victor Hugo qui dans ” Jeanne au pain sec ” passait outre l’interdit, préférant la complicité, j’affirmerai après lui : ” Eh bien moi, je t’irai mener aux corridas ”

     Et ces donneurs de leçon de morale n’auront pas été complètement inutiles, car vois-tu dans la vie, il faut toujours positiver, et il est un autre auteur que je proposerai à ta curiosité éveillée. Il s’appelle Molière. Et sais-tu quelle belle pièce il a écrit qui illustrera notre sujet : Tartuffe !

     Voilà, ma douce Sasha, ce qu’un grand-père peut justifier à sa petite fille qui n’a pas quatorze pour l’avoir amenée, un jour, a las cinco de la tarde voir un homme et un toro révéler leurs âmes au travers du plus beau des duels complices.

      Je t’embrasse comme je t’aime : fort !

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(*) Je n’oublie pas que tu adores Rossini et que je te passe l’ouverture du Barbier de Séville lorsque nous sommes ensemble en voiture…