Observatoire National des Cultures Taurines

Observatoire National
des Cultures Taurines

J’emprunte ce titre du bel essai de l’anthropologue Frédéric Saumade, consacré à la tradition taurine, pour répondre aux invectives de Michel Onfray (Le Figaro du 23-11-2022). Affublé en Savonarole ou Grand Inquisiteur, au nom de la salubrité publique, il décerne d’un bloc ce qualificatif à tout le peuple aficionado. Du haut de son empyrée philosophique il pourfend ex cathedra tous ceux – intellectuels et artistes, ou simples passionnés de base – qui osent s’investir dans ce rituel, et prétendre qu’il s’agit d’une culture. Il n’y va pas par quatre chemins pour dénoncer leur sadisme, et la nuance n’est pas son fort. « Jouir de la souffrance et de la mort, de voir verser le sang », voilà leur seule motivation morbide, la racine de leur engouement ! Les a-t-il, une fois seulement, interrogés ? A-t-il seulement pris la peine d’observer le déroulement d’une corrida et les réactions du public ? On en doute, lorsqu’il relève « les olés endiablés quand la bête est attaquée ».  On ne voit pas ce qu’il entend au juste par « attaque », et les olés qu’il évoque – expression rituelle et simultanée de l’émotion des aficionados -, ne résonnent que lorsque se produit, au sein de la passe, la fusion et l’harmonie entre la charge du taureau, qui se coule dans l’étoffe, et la lenteur conquise des gestes du torero. La dénonciation de cette « jouissance » autorise, par ailleurs, le pamphlétaire à tout interpréter sous la clé de l’érotisme : les écrivains et les artistes, qui ont exalté la corrida, ne l’ont fait que pour compenser la frustration de leur impuissance, ou au contraire les excès de leur vitalité (Picasso ?), voire leur pédophilie. L’ensemble du public lui-même succombe à « l’orgasme », lorsque les oreilles sont coupées à l’issue du combat, tout, absolument tout, ne s’expliquant ici que par ce qui se passe en dessous de la ceinture. Je vous le demande : qui est ici l’obsédé sexuel ? Pris à son tour par la jouissance de son propos accusateur, Michel Onfray déploie une sarabande de mots déplacés de leur contexte véritable. Comme l’a montré Victor Klemperer à propos du nazisme, c’est le propre des doctrines totalitaires. « Raffinement » des sévices, pour ne pas dire torture, et « assassinat » se glissent avec délice sous sa plume. On imagine à quelle masse d’activités humaines en relation avec la mort des animaux peut s’appliquer ce dernier terme, sous prétexte qu’il s’agit d’un « meurtre prémédité », lorsque les bêtes et les hommes sont parfaitement indifférenciés. Cela s’appelle l’antispécisme. M. Onfray adhère donc à cette idéologie ? L’amalgame est aussi un de ses recours favoris. A l’en croire nous sommes tous des franquistes, ralliés sous la bannière du « ¡Viva la muerte ! » Picasso, Alberti et Lorca, bel et bien assassiné, lui, apprécieront. Nous ne lui rendrons pas la pareille en assimilant tous les anti-taurins à des suppôts de Himmler, lequel n’a pas supporté à Madrid la mort du taureau dans l’arène, mais a visité le cœur tranquille les camps de concentration.

Michel Onfray est sans doute philosophe, mais il n’est certes pas anthropologue. Il lui manque pour cela l’humilité d’aller écouter les pratiquants d’une culture qui le heurte d’emblée, comme l’a fait, par exemple, le sieur de Montaigne à propos des cannibales des Indes récemment conquises, dont il a laissé entrevoir les motivations religieuses, au lieu de les rejeter d’un coup, comme d’autres colonialistes de la pensée et de l’action, dans l’enfer de la non-civilisation. Il lui manque aussi de ne pas ravaler les intellectuels qu’il juge de son niveau, mais adeptes de la tauromachie ou intéressés par elle, au statut de germanopratins (tels Sartre, Camus et Simone de Beauvoir, qui voyaient dans la corrida quelque chose de très signifiant, méritant d’être percé à jour ?) ou de gens « de cour » (lui-même, qui se répand sur tous les plateaux et médias, ne l’est-il pas ?).

 Les raisons publiques, justifiant le maintien de la corrida dans les territoires de tradition taurine ininterrompue, ont été clairement exposées au cours de ce débat. Reste la part intime de chacun, comme l’a fort bien noté la secrétaire d’État à la ruralité, Mme Dominique Faure. Quant à moi, je me bornerai pour l’instant à suggérer que, à mon sens, la corrida est une fête de la fragilité, une célébration de la vie. Car l’existence et notre condition sont un échange constant entre la vie et la mort, ritualisé en l’occurrence par la cérémonie de la corrida, et sublimé par l’art et le courage qui s’y déploient.  

François Zumbiehl

Docteur en anthropologie culturelle (Université de Bordeaux)