Yannick Vernet est historien et archéologue, il est l’auteur d’une thèse : L’Apollon de Chypre : naissance, évolution et caractéristiques du culte apollinien à Chypre, de ses origines à la fin de l’époque hellénistique.
Il y montre l’importance rituelle des représentions du taureau dans le culte rendu à Apollon dans la Chypre pré-hellénistique.
Nous le remercions d’avoir bien voulu répondre à notre interview pour l’Observatoire.
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L’Observatoire : – Ces deux images montrent des masques de terre cuite à figures de taureaux conservés au Musée du Louvre, vraisemblablement datées de la fin du sixième siècle avant JC. De quoi s’agit-il ? Avaient-ils eu une fonction particulière ?
Yannick Vernet : – Il s’agit vraisemblablement de fac-similés, de répliques miniatures des vrais masques taurins qui étaient utilisés lors de cérémonies rituelles dans l’Antiquité à Chypre, surtout au cours de la période archaïque. Ces masques étaient probablement portés par une élite politique et religieuse, c’était un honneur que seul un personnage haut placé (prêtre, voire prêtre-roi en personne) ne pouvait assumer. Il symbolisait en fait le lien avec le Grand Dieu de l’île.
Ces masques ont été découverts dans un des nombreux sanctuaires dédiés à l’Apollon de Chypre ou plutôt des Apollons qui sont les ascendants de l’Apollon grec postérieur, quel est le lien entre la figure du taureau et ce culte apollinien qui était le plus important de l’île ?Il y a bien un culte apollinien particulier à Chypre qui vient justement de son lien avec un culte masculin préexistant simplement appelé le « dieu ». L’héritage de cette divinité autochtone a abouti à l’apparition d’un Apollon aux caractéristiques spécifiques à l’île, un Apollon de Chypre. Cette assimilation s’est produite au cours de la période classique, lors d’une vague d’hellénisation de l’île sous en raison de l’influence grandissante de la culture grecque en Méditerranée.
– Par ailleurs il y également cette statue impressionnante d’homme enfilant un masque de taureau, daté de la même époque, quelle est la force symbolique de ce geste dans cette civilisation antique qui comme beaucoup de civilisations premières méditerranéennes accorde une place prépondérante au taureau ?
– Cette œuvre est en effet exceptionnelle et remarquable. C’est la seule connue à ce jour où le visage du personnage est visible en train de revêtir le masque. La portée symbolique demeure semblable à celle des autres protomés et s’inscrit dans la volonté de saisir un instant rituel à part. Cette sculpture pourrait toutefois confirmer que les masques taurins ne pouvaient être portés que par une élite. Le visage plutôt juvénile de l’homme représenté suggère peut-être l’intronisation d’un nouveau prêtre voire même du souverain lui-même qui confirmerait ainsi que le masque de taureau, figuration du Grand dieu ancestral, permettait d’adouber les personnages de rang supérieur. Quoiqu’il en soit cette œuvre permet de saisir et d’immortaliser un moment particulier et exceptionnel.
– En lisant vos travaux sur la figure taurine utilisée à Chypre dans diverses pratiques cultuelles et religieuses, vous vous attardez sur sa présence dans des cultes antérieurs à celui d’Apollon notamment celui exclusivement masculin localisé à Kourion, qu’a-t-on trouvé qui atteste de l’importance du taureau ?
Taureau et serpent
(NDLR : Le taureau est associé à puissance, force et fécondité, le serpent, par sa mue annuelle, est symbole de régénération)
– La majorité des offrandes retrouvées dans les sanctuaires masculins de Chypre avant le Ve siècle av. J.-C. sont en lien avec la symbolique taurine. Ces ex-voto démontrent bien que la représentation du dieu par les dédicants s’incarnait au mieux dans le taureau avec les vertus qui lui sont associées : puissance, force féconde, fertilité…
– On se tromperait, étymologiquement parlant si on faiait de « tauros maké » l’origine du mot « tauromachie » mais peut-on évoquer une « tauros koinonia » une communion taurine chypriote ?
– C’est une hypothèse intéressante, difficile à prouver. Ce qui est sûr, c’est que les Chypriotes de l’Antiquité se retrouvaient effectivement dans une vision religieuse et culturelle commune autour du taureau.
– Scientifiquement pensez-vous qu’aujourd’hui les diverses tauromachies qui s’expriment dans les arènes de nombreux pays sont les descendantes directes des nombreux cultes que l’on rendait à la figure du taureau ?
– Une nouvelle fois, c’est un parallèle intéressant et non dénué de tout sens. Ce type de comparaison demeure toutefois difficile à établir et encore plus à étayer. Ce qui est sûr, c’est que dans les deux cas, le taureau est au centre de l’attention « rituelle » et populaire. Cependant, la portée est, selon moi différente, dans la Chypre antique, les cérémonies rituelles autour du taureau avaient essentiellement un but religieux et cultuel et leur sacrifice était plutôt considéré comme nécessaire pour établir le contact avec le dieu et être entendu. La notion de spectacle, réelle et présente malgré tout n’était pas première à mon sens, peut-être il faudrait plutôt voir la parallèle possible entre les tauromachies actuelles et les danses rituelles des Minoens impliquant des taureaux qui sont représentées sur des fresques de Cnossos en Crète (bien en vue d’ailleurs sur votre site internet).
– Et les toreros ? Tous des descendants du Dieu cornu retrouvé à Enkomi ?
– Parallèle original et intéressant. Leur habit de « cérémonie » finement décoré et leur coiffe particulière rappelant les cornes taurines. Tout est possible, qui sait si dans l’inconscient populaire à travers les âges, cette volonté de rapprochement avec le taureau puissant incarnant les forces supérieures n’a pas quelque peu survécu par le biais des toreros.
Il faut néanmoins rester prudent avec ce type de comparaison. Je rappellerais en effet la sagesse des Anciens, n’oublions pas la distance entre le monde divin et le monde des hommes…