Observatoire National des Cultures Taurines

Observatoire National
des Cultures Taurines

Ci-dessous, traduit de l’espagnol par lui-même, l’article qui a valu à François Zumbiehl  le “Prix Doctor Zumel 2016” 

 

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XXVIIIe PRIX DE LITTÉRRATURE TAURINE « DOCTEUR ZUMEL »​

 

« …Que ni le gouvernement ni personne ne s’avise de son abolition. »
(extrait d’une copla populaire)

 

 La corrida à l’épreuve des mouvements anti-taurins

par François Zumbiehl

 

 

Sommaire

 

Préambule ou « cela vient de loin » ; l’antitaurinisme « classique                   3

 

L’antitaurinisme à l’ère de la globalisation                                                       6

1. Bases sociologiques et anthropologiques du nouvel antitaurinisme             8

3. La politique entre dans l’arène                                                        11

(Le complexe espagnol sur la tauromachie – La protection animale comme
instrument pour l’affirmation identitaire de certaines communautés régionales –
En Amérique latine – La panoplie des mesures – Derrière tout politique opposé à
la corrida se cache un membre du lobby des associations anti-taurines)

4. La nébuleuse des mouvements anti-taurins                                                 16

5. Leurs méthodes d’action                                                                              18

(La langue de « l’empire » anti-taurin – Dénuder l’homme, revêtir la peau du
toro – Interpeller les aficionados – La puissance de feu de l’Internet et des
réseaux sociaux –  Techniques de boycott – Censure universitaire et
talibanisme culturel – Objectif prioritaire : « protéger » les enfants et les jeunes)

 

L’avenir                                                                                                             23

1. La mobilisation                                                                                             24
2. La défense juridique et politique  de la tauromachie                                    25
3. S’appuyer sur les textes de l’Unesco                                                             26
4. Remettre en marche la transmission entre générations                                27
5. Une évolution inéluctable de la corrida en gardant son authenticité             28
6. Consolider le lien entre la tauromachie classique et les fêtes populaires      29
7. Inciter les médias à sortir de leur antitaurinisme passif                               30

Conclusion – Menaces externes et internes                                                       31 

                                                                                                                                                                   

Préambule ou « cela vient de loin » ;
l’antitaurinisme « classique »

 

On est d’abord tenté de ne pas trop s’inquiéter : l’antitaurinisme accompagne la tauromachie presque depuis sa naissance – de même que dans les contes il y a toujours une fée mauvaise pour se pencher sur le berceau de la jeune princesse. Que cette tradition soit toujours en vie de nos jours, en dépit de toutes les menaces et de toutes les attaques qu’elle a subies au cours des siècles, est – reconnaissons-le – surprenant et admirable.

Au cours de sa longue histoire la fête taurine s’est développée sous la vigilance, la suspicion et, parfois, la condamnation du pouvoir politique, des autorités religieuses et de certaines élites intellectuelles. On l’a souvent accusée de constituer un désordre moral et social, on a redouté les excès auxquels elle pouvait donner lieu par les réactions incontrôlées du peuple et, horresco referens, par la promiscuité des sexes sur les gradins, originalité de ce spectacle depuis l’époque la plus lointaine, comme l’a noté l’historien Gonzalo Santonja. Revenons brièvement sur ces marques de réprobation.

Nous nous heurtons tout d’abord à l’Eglise. La tauromachie lui rappelle de trop près les rites et jeux païens, surtout du cirque romains où furent immolés d’innombrables martyrs. Tomás de Villanueva, archevêque de Valence en 1544, canonisé depuis lors, accuse cette fête d’être une œuvre du diable et s’indigne de tant de sang versé ; non pas, certes, du sang des toros, qui sont à ses yeux « des créatures irrationnelles », mais de celui des hommes qui les affrontent au risque de perdre la vie. Il n’hésite pas, en conséquence, à traiter les spectateurs « d’homicides », en leur promettant les peines de l’enfer. Nous savons que c’est la véritable raison pour laquelle Pie V promulgue en 1567 sa fameuse bulle de condamnation De salute gregis dominici : il n’est pas permis à un chrétien de mettre en danger sa vie dans un jeu aussi brutal et pour un motif si futile. Seul est légitime le sacrifice suprême pour le roi et pour la lutte contre les ennemis de la chrétienté. Cette bulle restera finalement lettre morte en Espagne, car Philippe II va négocier avec le Saint Siège son inapplication et son amendement, en se servant des arguments fournis par l’Université de Salamanque et, en particulier, par Fray Luis de León. Il semblerait que ce mystique et grand poète ait inspiré cette célèbre réflexion selon laquelle « le fait de combattre les taureaux est une coutume si ancienne qu’elle est, pour ainsi dire, immergée dans le sang des Espagnols. » Une telle réflexion rompt une première lance pour la défense des traditions populaires, même si la controverse religieuse sur ce sujet va se prolonger assez longtemps.

Deuxième étape de la critique anti-taurine : l’époque de la Ilustración – les Lumières en Espagne -, au XVIIIe siècle. Cette fois l’angle d’attaque concerne les préoccupations sociales et économiques. Certains bons esprits considèrent que la fête taurine n’a plus sa place dans une société qui s’achemine vers le progrès et le règne de la raison. La voix la plus percutante, celle de Gaspar Melchior de Jovellanos, dénonce la futilité et l’inutilité pour le bien public d’une telle pratique, d’autant que l’élevage des toros dans de vastes domaines prive l’agriculture des espaces nécessaires à son développement, un développement qui va de pair, aux yeux de Jovellanos, avec celui de la petite exploitation individuelle. Il convient, selon lui, d’en finir avec l’agriculture ou l’élevage extensifs et de la remplacer par de l’exploitation intensive.  On ne saurait faire grief à cet esprit éclairé  de ne pas avoir pressenti les préoccupations écologiques qui sont celles de notre temps.

Dernière étape de l’antitaurinisme « classique » : celle de la Génération de 98. Le mouvement intellectuel qui prend son essor après la perte de Cuba et des Îles Philippines par l’Espagne, en 1898, considère que la passion taurine est le symptôme le plus évident de la décadence espagnole, car avec elle se gaspille une grande part des énergies sociales qui auraient dû être employées à la réforme du pays. Les campagnes anti-taurines et « anti-flamenquistes » de Eugenio Noel sont le fer de lance de ce mouvement, mais, avec plus de subtilité dans l’analyse, la plupart des intellectuels de cette génération traitent la corrida avec la même sévérité. Parmi eux la position de Unamuno me paraît avoir une originalité et un intérêt particuliers. Il accorde que la tauromachie peut représenter une expression tragique de la vie et que, durant le spectacle, les émotions qu’elles suscite sont respectables. Mais ce qui l’indigne, c’est qu’on perde son temps dans des commentaires et des discussions sur ce qui s’est produit dans l’arène. Ce que don Miguel n’a pas saisi, avec tout le respect qu’on doit à une figure aussi éminente des lettres espagnoles, c’est que le souvenir et la parole  sont les seuls instruments offerts aux aficionados pour empêcher qu’un art aussi éphémère disparaisse à jamais. Tel est, entre autres, le sens d’une réflexion d’Angel Luis Bienvenida : « La torería, ce sont les conversations. »

Pour le pouvoir politique, selon les époques, la fête taurine est utilisée, tolérée, surveillée ou interdite. Cette interdiction est prononcée durant les règnes de Charles III et Charles IV par une Pragmatique Sanction et différents décrets et lois. On interdit tout d’abord les spectacles avec mise à mort, sauf ceux organisés à des fins pieuses ou caritatives (ce souci bien connu de l’utilité au XVIIIe siècle), puis tous les types de spectacles taurins, exceptés ceux qui se réclament d’un motif bénéfique, et finalement, en 1805, tous les spectacles taurins. Mais, ce qu’a interdit un Bourbon, un Bonaparte – le roi Joseph – le rétablit en 1808, sans doute pour se concilier les bonnes grâces du peuple espagnol. Cent ans plus tard, un projet de loi envisage d’en finir avec la corrida de façon subreptice ; il veut obliger au respect drastique du repos dominical et à ne pas organiser de corridas ce jour-là, pour veiller au bien-être des professionnels de la tauromachie. Belle hypocrisie au nom du progrès social ! Sous l’avalanche des protestations elle deviendra lettre morte. La corrida en Espagne ne connaîtra plus d’entraves, jusqu’à l’interdiction du 28 juillet 2010, votée par le Parlement catalan. On ne peut douter de l’arrière-pensée politique  – en l’occurrence antiespagnole – d’une telle décision, de même qu’au XIXe siècle plusieurs pays latino-américains, à l’heure de conquérir leur indépendance vis-à-vis de « la Mère Patrie », voulurent marquer cette étape par l’interruption provisoire (au Mexique) ou définitive (en Argentine) de la tradition taurine. Dans la France du sud, où cette tradition, très populaire, est attestée dans les archives depuis le Moyen-Âge, bien avant que la corrida espagnole ne s’implante au milieu du XIXe siècle, une lutte permanente, pour tenter de l’éradiquer ou de l’enfermer dans des limites très étroites, se livre entre le pouvoir central du Roi et de l’Eglise, d’une part, et, en face, les défenseurs des libertés et des cultures locales. Contre ces libertés le gouvernement de la République va réagir, comme celui de la Monarchie, au tournant des XIXe et XXe siècles, au nom de l’obéissance à la Loi Grammont sur la maltraitance animale (1850), en interdisant les corridas avec mise à mort. Les aficionados français, avec l’appui de leurs maires, vont offrir une résistance obstinée, jusqu’à ce que, pour rétablir un climat de paix sur ce point dans les régions méridionales, soit promulguée une loi consacrant une exception culturelle, eu égard à la Loi Grammont, en faveur des régions « de tradition taurine ininterrompue ». Le Conseil Constitutionnel, la plus haute juridiction française, confirme en 2012 cette exception culturelle, un an après que la corrida a été inscrite par le ministère de la culture à l’inventaire du Patrimoine Culturel Immatériel de la France. Retour au Sommaire

 

 

L’antitaurinisme à l’heure de la globalisation

 

1) Bases sociologiques et anthropologiques du nouvel antitaurinisme

Comme on le voit, jusqu’à présent la réprobation anti-taurine a été centrée sur l’être humain, sur sa condition et ses devoirs envers la religion, la morale et la société. L’animal est resté à la périphérie, étant tout au plus l’objet de l’obligation de ne pas le maltraiter inutilement. Il s’agit d’une critique humaniste, comme l’est aussi la tauromachie, laquelle reflète les deux branches – gréco-latine et judéo-chrétienne – de cet humanisme qui cimente la civilisation méditerranéenne et occidentale. Dans cette civilisation – la nôtre jusqu’à présent – l’homme, en tant qu’esprit, est au centre de la création. Il vit, souffre et meurt comme toutes les créatures animées, mais son intelligence finit par soumettre les êtres irrationnels. Telle est la signification des mythes fondateurs de notre culture, parmi lesquels celui du combat de Thésée et du Minotaure qui, en quelque sorte, resurgit dans le rituel de la corrida.

Cependant, depuis les dernières décennies du XXe siècle, dans un monde où les frontières tendent à disparaître et les normes à s’uniformiser, un nouveau courant se manifeste. Il vient en majorité de la sphère anglo-saxonne. Il véhicule aussi, par le biais de certains tenants de la génération de 68, rebutés par la société de consommation et attirés par les philosophies orientales – les fameux beatniks de Katmandou – des consignes de non violence et d’amour absolu entre tous les êtres qui vivent sous le soleil. Il ne saurait exister entre eux ni séparation, ni hiérarchie. On s’en remet, pour l’affirmer, à Darwin et au Dalaï-Lama. Humains et animaux s’équivalent. Tel est le substrat de l’animalisme dont le mouvement anti-taurin  est une branche, et qui s’impose dans l’opinion « bien pensante » ou « politiquement correcte », au niveau planétaire, par différents modes et étapes.

Walt Disney continue de régner sur les consciences. Ses documentaires ont éveillé chez les citadins, du fait même de leur éloignement par rapport à elle, un intérêt soutenu pour une nature précieuse en tous ses aspects. Dans ses dessins animés, avec un talent indiscutable, il a remplacé les hommes par les animaux, des animaux plus attachants et plus malins que nos congénères. Ils sourient, parlent, ne se tuent pas et ne se mangent pas entre eux, sortent toujours vainqueurs dans les épreuves de la vie. On l’a souvent rappelé, la violence et la destruction, par exemple dans Bambi, sont le fait des hommes et non des bêtes.  Il est vrai que Disney à contribué à étendre au monde entier la préoccupation écologique et à appeler l’attention – certes, avec raison – sur les déséquilibres et les dommages causés par les hommes dans leur soif incontrôlée de richesse. Une multitude de films ont pris le relais et militent à leur tour  pour  le respect de l’environnement, de la vie sauvage et des animaux. Ces derniers font l’objet, partout dans le monde, d’innombrables programme télévisés. Qu’ils soient sauvages ou non, ils suscitent notre affection, notre désir d’être en contact avec eux, même, ou plutôt surtout, dans les grandes villes où beaucoup de personnes, notamment les personnes âgées, souffrent d’isolement affectif. L’empire des animaux de compagnie s’étend, lesquels, en plus de constituer un marché prospère,  deviennent dans l’affection de leurs maîtres  d’authentiques substituts des humains. Ils sont en tout cas l’élément principal de cette écologie urbaine qui, pour des raisons évidentes, a perdu le contact avec les réalités de la campagne, là où les bêtes, tout en étant aimées et soignées, sont élevées et tuées pour notre consommation. Combien de jeunes vont à présent au supermarché acheter de la viande, comme s’il s’agissait d’un produit manufacturé, en oubliant qu’il est issu d’une tuerie préalable et nécessaire ! Le problème est que dans la corrida se réalise, et en public, cette mort qu’ils ne sauraient voir, cette mort qui conditionne le triomphe de la vie et de l’art.

La mort, en effet, aujourd’hui, excepté dans quelques régions méditerranéennes, tend à devenir, dans le tissu social, quelque chose de plus ou moins indécent. Elle ne s’étale plus dans la rue comme autrefois. La vieillesse et la fin de vie sont confinées dans des résidences et des hôpitaux. Les obsèques, si elles ne revêtent pas une signification particulière pour l’actualité, se font discrètes et ne concernent plus que la famille et les intimes. Certes, nos foyers sont surchargés d’images de catastrophes, de terrorisme et d’actes de guerre, puisées dans tous les coins de la planète et véhiculées par les télévisions, mais précisément cette abondance de nouvelles, plus ou moins éloignées, produit un phénomène de banalisation et parvient presque à nous convaincre que nous sommes hors de portée de ces tragédies. On comprend dès lors le scandale que représente pour beaucoup le spectacle en direct, et à quelques mètres, de la mort du taureau et, parfois, du torero, bien que cette dernière n’indigne plus au même degré ces âmes sensibles. 
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2) De l’animalisme à l’antitaurinisme dans la pensée contemporaine

Marx nous a appris qu’il est toujours délicat de déterminer ce qui vient en premier, de l’idéologie ou des caractéristiques de la société, autrement dit des infrastructures. Comme nous venons de dresser un rapide portrait de ces dernières, il convient à présent de parler des penseurs qui ont influencé ou inspiré ces nouvelles normes sociales et, par voie de conséquence, le nouvel antitaurinisme qui s’impose aujourd’hui.

L’Australien Peter Singer, professeur de bioéthique à l’Université de Princeton, est sans doute la figure fondamentale – on serait tenté de dire fondamentaliste – de la pensée animaliste. Ses thèses sont exposées dans son ouvrage de référence Animal Liberation (1975 – titre français : La Libération animale), traduit également en Espagne en 2011. Suivant le professeur britannique de psychologie, Richard Ryder, Singer dénonce ce qu’il appelle le spécisme, selon lui un préjugé historique de la culture occidentale qui prétend que l’espèce humaine jouit d’un statut central dans la création, en tout état de cause supérieur à celui des autres animaux, espèce à laquelle appartient l’homme, qu’il le veuille ou non. Il existe par conséquent une égalité de qualité, sinon de droit, entre tous les êtres sensibles – et l’animal en est un -, et le spécisme humaniste est coupable d’une discrimination moralement intolérable, au même titre que le racisme et le sexisme. Singer va jusqu’à contester le concept d’espèce et considère que seuls doivent être pris en compte les individus vivants. Tous sans exception doivent recevoir un traitement conforme à leur bien-être. La souffrance infligée à un animal, quelle qu’en soit la raison, est condamnable, et tel est le critère qui s’impose au jugement moral de toute action. En ce sens, tuer de mauvaise manière une vache est pour lui plus grave que de tuer un bébé qui, parce qu’il n’est pas conscient, ne souffre pas. Il faut au plus vite en finir avec l’abattage industriel et avec l’expérimentation animale pour la recherche scientifique. Ce qui apparaît dans cette réflexion, c’est que ce professeur ne définit pas avec précision ce qu’est un animal, ou plutôt se forge de lui un concept global qui reste discutable (autre facette de la globalisation !). Dans ces conditions, si l’on doit s’indigner de la maltraitance infligée à un cheval et à un bovin, pourquoi ne pas étendre cette compassion au moustique, à la taupe  ou à la limace ? Pourquoi faire des distinctions entre les uns et les autres ? Certains scientifiques ne se sont-ils pas attachés à démontrer que l’herbe gémit quand on la piétine ?

Les idées de Peter Singer vont avoir une conséquence pratique : la constitution du mouvement PETA (People for the Ethical Treatment of Animal), matrice de toutes les organisations animalistes du monde. Ce mouvement, fondé par la Britannique Ingrid Newkirk au retour d’une expérience humanitaire en Inde (nouvelle illustration du rapprochement entre les mondes anglo-saxon et oriental pour l’animalisme), convertit en actions pratiques les thèses de Singer. Il promeut le végétalisme (ne pas consommer de viande ni aucun produit d’un animal, comme le lait ou l’œuf) et, sans les approuver formellement, reconnaît la légitimité de certains activismes radicaux, comme le fait d’incendier des abattoirs et des laboratoires,  ou de libérer des animaux tenus en cage pour être soumis à des expériences scientifiques.

Sommes-nous en train de nous éloigner de la question taurine ? En aucune manière. AnimaNaturalis, organisation qui a brandi, lors des dernières Fallas de Valencia, l’étendard de la protestation anti-taurine, se réclame explicitement du professeur australien et de PETA. Par ailleurs, en 2010, un disciple de Peter Singer, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, philosophe et juriste, professeur au King’s College de Londres et spécialiste en éthique animale, se livre, dans les colonnes du quotidien Libération, à un duel sans merci, dans le domaine des idées, avec le philosophe et grand aficionado Francis Wolff. Le débat entre eux se concentre sur deux points clés : le premier concerne le concept de tradition qui sous-tend en France, dans le code pénal, l’exception culturelle en faveur de la corrida. Une tradition ne justifie pas la permanence de coutumes néfastes et cruelles – affirme Vilmer – prenant comme exemple l’excision des petites filles en Afrique. Parler de tradition, quand ceci n’est pas contraire aux principes de la déclaration universelle des droits de l’homme, c’est parler de la sensibilité et de la culture partagées par un peuple dans une région, légitimes en tant que telles, répond Wolff. Le second concerne le statut du toro bravo. Il ne s’agit pas d’une race authentique, mais du produit artificiel d’une sélection très contrôlée par les éleveurs ; en conséquence son élimination ne représente aucune perte pour l’écologie, dit Vilmer. C’est un merveilleux résultat de l’union entre la nature et la culture, répond Wolff, et d’autres avec lui.
 

En Espagne, la lutte idéologique contre la corrida, surtout dans les domaines de la philosophie et de l’éthique, est également très âpre, comme on l’a vu avec les intellectuels appelés à être les paladins dans le combat pour obtenir l’interdiction de la corrida par le Parlement catalan, en 2010.  Je vais me limiter à mentionner certains d’entre eux et à rappeler quelques uns de leurs arguments.

Jesus Mosterín, professeur de logique à l’Université de Barcelone, a collaboré durant plusieurs années avec Felix Rodríguez de la Fuente pour la protection de la nature et la défense des animaux, n’hésitant pas à parler, à leur propos, de leurs droits fondés sur les exigences d’une éthique compassionnelle. Selon lui, la tauromachie est le reflet des principaux maléfices de l’histoire de l’Espagne, à rapprocher sans aucun doute de l’Inquisition, du règne odieux de Ferdinand VII, de la dictature de Franco et, aujourd’hui, de la violence sexiste ( !)…C’est « le spectacle public de la torture sanglante, cruelle et prolongée d’un mammifère supérieur, sensible à la douleur. » L’écrivaine basque, Espido Freire, ne méconnaît pas la beauté et l’attraction d’un tel spectacle, et la catharsis que sa violence peut susciter dans l’esprit des spectateurs, une catharsis qu’éprouvaient également, selon elle, les Grecs  dans les tragédies, lorsque mouraient réellement sur la scène des esclaves (sic !). Elle considère toutefois que la corrida ne peut être considérée comme un art, parce que là tout se produit pour de vrai, et « un art n’est pas la réalité » ; il permet de résoudre des problèmes réels, même dramatiques, mais par le biais de la fiction. Elle ne nie pas la fascination exercée par la corrida sur certains grands artistes et écrivains, parmi lesquels Hemingway, mais c’était la fascination à l’égard d’un pays « exotique », l’Espagne de cette époque. Pablo de Lora del Toro, professeur de droit public et de philosophie du droit à l’Université Autonome de Madrid, n’est pas certain qu’on puisse parler de droit des animaux, mais il affirme qu’il existe des obligations morales à leur égard. Il place l’éthique universelle au-dessus des cultures particulières – en l’occurrence celle de la tauromachie (mais – est-on tenté de l’interroger – le respect de ces cultures particulières ne forme-t-il pas partie des droits de l’homme, tout aussi universels, comme le soutient l’Unesco ?). Enfin, face à l’argument sur le lien entre la permanence de la corrida et la préservation de la race brava des toros, il répond : « Si, pour préserver une espèce, nous devons torturer tous ses membres, sans doute cela n’en vaut pas la chandelle. »

On ne saurait conclure ce chapitre sans évoquer un « classique » de l’antitaurinisme, l’écrivain et chroniqueur valencien, Manuel Vicent. Presque chaque année,  au début de la temporada, il publie dans le País son talentueux pamphlet, comme un rituel obligé. Dans un esprit très semblable à celui de Eugenio Noel, il dénonce dans la corrida « cette Espagne des mouches », et ce spectacle où il ne comprend pas quel plaisir un public peut trouver à contempler la souffrance d’un animal, le sang et les excréments, et il termine l’un de ses papiers par cette célèbre  réflexion sans appel : « Si les corridas étaient de l’art, le cannibalisme serait de la gastronomie. »

Cette dernière saillie, comme l’ensemble de ces points de vue sur les toros, partent du même présupposé de base : rien ne sépare les hommes des animaux, ni en fait ni en droit. Il s’agit d’une attaque de front à plus de trois mille ans d’humanisme sur lequel s’est fondée, je le répète, la civilisation occidentale. Pour donner une idée des dérives que peut provoquer cette position menée jusqu’à ses dernières conséquences, et sans vouloir tomber dans des amalgames ou des confusions qui n’ont pas lieu d’être, je voudrais évoquer deux faits d’importance très différente. Comme le rappelle José Aledón dans un excellent article publié dans Taurología, la première loi de protection radicale des animaux domestiques et sauvages (1933) est due au gouvernement national socialiste d’Allemagne. L’idéologie nazie est essentiellement naturaliste et antihumaniste : s’agissant des hommes il n’existe que des races, certaines supérieures à d’autres ; en revanche, les animaux sont égaux en dignité. Himmler, l’exécuteur de la Shoah, assistant à une corrida à Madrid,  durant sa visite en Espagne, en 1940, quitta sa place en se trouvant mal ; il ne supporta pas la vue du spectacle malgré tout l’art de Pepe Luis Vázquez. L’autre exemple paraît plus anecdotique, mais il ne laisse pas de provoquer la perplexité : en 2011, lors d’une manifestation devant le ministère de la culture, à Paris, après l’inscription de la corrida comme Patrimoine Culturel Immatériel, on a pu voir une pancarte où figuraient une photo d’un agneau, d’un veau et d’un bébé avec cette légende : « Tous égaux, tous avec les mêmes droits ! »
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3) La politique entre dans l’arène

Si je devais rapidement passer en revue les forces anti-taurines présentes en Espagne, en Amérique latine et en France, je serais tenté de dire que la corrida, chez nous, sur le plan politique, bénéficie d’une relative neutralité et, parfois, d’une réception assez favorable. En revanche, les organisations anti-taurines sont bien structurées et actives, davantage, me semble-t-il, que de l’autre côté des Pyrénées et outre-Atlantique. En Espagne et en Amérique latine, au contraire, le véritable danger provient de l’activisme politique, surtout dans les municipalités, dans les communautés autonomes et, en Amérique, dans les parlements de certains états régionaux. Deux raisons principales expliquent, à mon sens, cette situation :

 

Le complexe espagnol sur la tauromachie

Les réserves qu’inspire la fête taurine à une grande part des esprits « éclairés » au XVIIIe siècle, et des intellectuels de la Génération de 98, marque une tendance qui va se retrouver, au XXe siècle, chez les élites partisanes de la réforme et de la modernisation de la société espagnole. Elle donne corps au préjugé selon lequel la passion taurine est le reflet d’une mentalité rétrograde et un obstacle pour obtenir le changement. Sans doute pèse également l’exaltation – certains diront la récupération – de « la Fiesta Nacional » dans la propagande franquiste, au point que beaucoup penseront que celle-ci est étroitement liée à ce régime de dictature. S’agissant de l’opinion publique internationale et du développement du tourisme de masse, beaucoup d’esprits distingués ont été heurtés par le fait que l’image culturelle de l’Espagne, sous le slogan Spain is diferent, ait été réduite à la corrida et au flamenco (de même qu’il est également très réducteur d’exclure la tauromachie et le flamenco de ce qui a rang de culture dans ce pays). En fin de compte, dans cette bataille de préjugés et de clichés – et nous savons que les opinions communes et du même coup les positionnements politiques sont très sensibles à ces derniers – s’impose ce dernier lieu commun : une personne de progrès se doit d’être anti-taurine. C’est ce que croient beaucoup de ceux qui se disent ou se veulent de gauche, en oubliant au passage que la corrida moderne naît au Siècle des Lumières, et qu’elle est principalement une conquête du peuple, lequel, par la prédominance du toreo à pied, devient le nouveau protagoniste de cette fête, dans l’arène et sur les gradins ; en oubliant, en outre, que de grands artistes et intellectuels, peu suspects de passer pour conservateurs, depuis Goya jusqu’à Barceló, en passant par Lorca, Picasso, Alberti, Bergamín, Ortega y Gasset, Tierno Galván et tant d’autres, ont exprimé leur fascination pour la corrida. Enfin, tout dernièrement, le mouvement écologiste ou des Verts, qui se situe également à gauche, sous le prétexte de protéger les toros (en les envoyant d’un coup à l’abattoir, sauf quelque uns d’entre eux qui seraient conservés dans un parc zoologique ?) a renforcé cette tendance selon laquelle une des priorités pour « la gauche divine » est d’en finir avec la tauromachie.

Le positionnement est très clair en ce sens, s’agissant de Podemos et de ses satellites régionaux (Compromís, Ganemos…) qui incluent dans leurs programmes l’abolition de la corrida. Il l’est également pour Izquierda Unida. Toutefois, le Parti Animaliste Contre la Maltraitance Animale (PACMA), qui affirme lutter pour les animaux, l’environnement et la justice sociale, a reproché à IU – associée au gouvernement de la Junte d’Andalousie – de ne pas s’être opposée au vote de subventions pour les écoles taurines. Le PSOE mériterait à lui seul un chapitre en raison de son ambiguïté consommée sur la question taurine. Au plan national il vote contre la déclaration de la tauromachie comme Bien d’Intérêt Culturel (BIC) et il s’abstient pour le vote de la Loi du 12 novembre 2013 pour la « régulation de la tauromachie comme patrimoine culturel ». Au niveau régional la présidente de la Junte d’Andalousie déclare sans équivoque que la corrida fait partie de l’identité patrimoniale de cette Communauté autonome, mais ne promeut aucune déclaration pour la faire reconnaître formellement comme patrimoine culturel ou comme BIC, si ce n’est pour les fameux « toros d’Osborne » qui décorent les routes. La Junte d’Andalousie subventionne, comme on vient de le voir, les écoles taurines, lesquelles font l’objet d’un veto, au nom de la maltraitance animale, par le PSOE de Cordoue, qui gouverne la Cité des Califes en union avec IU et Ganemos-Podemos.

Il n’y a guère qu’au sein de l’Association Taurine Parlementaire (ATP), présidée actuellement par un membre du PSOE, que règne actuellement un consensus politique en faveur de la tauromachie.

En France, par chance, la corrida n’est pas et n’a jamais été un objet de clivage entre la droite et la gauche. Des présidents de la République, des premiers ministres et des élus attachés à la défense de cette tradition se sont situés sur l’ensemble de l’échiquier politique, sans oublier le Parti communiste, et actuellement les maires, dont le rôle est déterminant pour l’organisation du spectacle dans les villes taurines, relèvent également de toutes les étiquettes. Et s’il est vrai que les Verts français sont en majorité hostiles au nom de la protection animale, même dans ce groupe il existe des partisans, qui invoquent la défense des cultures régionales et la préservation des espaces naturels réservés aux troupeaux de race brave.

 

La protection animale comme instrument pour l’affirmation identitaire de certaines communautés régionales

Curieusement, à l’inverse du cas français, en Espagne c’est au nom de l’identité culturelle que certains groupes politiques, locaux et régionaux, attaquent la fête taurine.

Il est difficile de ne pas penser que certaines communautés autonomes et certaines municipalités ont utilisé ce prétexte pour marquer leur différence avec « l’Etat espagnol », en rejetant clairement une tradition qui passe pour appartenir à cet Etat. La prohibition prononcée en 2010 par le Parlement catalan – et qui vient, ce 21 octobre 2016, d’être jugée inconstitutionnelle par le Tribunal Constitutionnel de l’Espagne, en considérant que cette loi catalane empiète sur les compétences de l’Etat en matière culturelle – est mondialement connue, de même que le fait que les correbous n’ont pas été affectés, en dépit des images choquantes de cornes enflammées, car ces fêtes sont indéniablement enracinées dans ces terres de Catalogne. Il est difficile également de ne pas penser que le délai  (plus de six ans !) dont à eu besoin ce haut tribunal pour dicter sa sentence s’explique par la crainte de provoquer, à un moment politique inopportun, un conflit majeur à ce propos entre l’Etat et les instances catalanes.

La même dynamique prohibitionniste a été enclenchée ces derniers temps aux Îles Baléares, gouvernées par une coalition du PSOE, de Podemos et du groupe MES (Partit socialista de Mallorca, Entesa per Mallorca, Iniciativa Verds), par la Generalitat Valenciana (PSPV, Compromís, Podemos) et, du côté de l’opposition dans le Parlement de Galice, par un Front Anti-taurin qui regroupe 25 députés et qui approuve les objectifs poursuivis par la plateforme Galicia mellor sen touradas.

Au Pays Basque la position du groupe radical Bildu présente autant de contradictions que celle du PSOE. Le maire Izagirre de Saint-Sébastien, en la justifiant par le fait « qu’on ne peut tolérer le spectacle public de la souffrance d’un animal », a maintenu l’interdiction  jusqu’à la perte de son mandat, en 2015. Pour leur part, les maires d’Azpeitia et de Pampelune, du même parti, on défendu dans leurs bonnes villes la tradition taurine et ont présidé, quand le protocole l’exigeait, les courses ;

En Amérique latine les interdictions politiques appartiennent, à des degrés divers, aux deux types de motivations mentionnés : le radicalisme progressiste et la coupure avec l’environnement espagnol habillée en préoccupation animaliste. Le maire de Bogota, Gustavo Petro, ancien guerillero, a estimé qu’il était intolérable de tuer des taureaux dans les arènes de sa ville et a rompu le contrat avec l’empresaCette décision a fait l’objet d’un recours, ce qui a suscité une sentence historique de la Cour Constitutionnelle de Colombie : on ne peut invoquer de prétendus droits des animaux pour attenter à des droits de l’homme supérieurs, en l’occurrence le droit à la liberté culturelle. Le conseil métropolitain de Quito a également interdit les corridas avec mise à mort après l’organisation par le président Correa d’un referendum pour éliminer les spectacles comportant la mort d’un animal. Au Venezuela la répugnance à l’égard des corridas de Hugo Chavez et de ses successeurs bolivariens a été manifeste. A les entendre, elles sont cruelles et socialement élitistes. Le Nuevo Circo de Caracas est à l’abandon et en ruine, mais la tauromachie perdure, et avec une certaine vitalité, surtout dans les régions andines et dans les Llanos, où elle reste très populaire. Dans l’assemblée de l’état de Mexico diverses campagnes et actions, encadrées par les écologistes et affidés, se succèdent pour censurer la tauromachie, sans y être parvenus jusqu’à présent, tandis que celle-ci a été reconnue comme patrimoine culturel immatériel (PCI) dans plusieurs états du pays : Aguascalientes, Zacatecas, Tlaxcala, Querétaro, Hidalgo, Guanajuato.

La panoplie des mesures adoptées par les instances politiques pour en finir avec la corrida, ou du moins lui couper les vivres, est souvent la même sur tous les fronts. La mesure extrême est, à l’évidence, la prohibition pure et simple (Catalogne, Quito).  Mais sans la nécessité d’en arriver là – difficile de passer pour un démocrate en interdisant – il existe des solutions détournées et plus « jésuitiques » : supprimer les subventions aux activités liées à la tauromachie, comme l’ont fait dernièrement les municipalités de Madrid, Cordoue et Caceres – toujours avec la même coalition entre le PSOE et Podemos – mettre fin au contrat avec l’entreprise gestionnaire des arènes (Bogota), réserver les espaces de ces dernières à des manifestations sportives ou musicales, ou les fermer en prétextant des problèmes de sécurité et l’urgence d’une rénovation de ces espaces. Une mesure indirecte et particulièrement nocive – nous y reviendrons plus loin – est d’interdire l’entrée aux arènes à des mineurs, même accompagnés de leurs parents, au motif supposément louable de les préserver d’un spectacle qui pourrait blesser leur jeune sensibilité. Ce fut, on le sait, la première étape pour obtenir l’interdiction en Catalogne, et cela vient d’être le cas  à Veracruz (Mexique), mais cette même proposition a été rejetée à San Luis Potosí par l’assemblée de cet état. Et, pour ne pas laisser de côté les symboles, certaines villes se déclarent anti-taurines (Barcelone, Palma de Majorque…)

Derrière tout politique opposé à la corrida se cache un membre du lobby et des associations anti-taurines. Les agissements de Leonardo Anselmi, véritable professionnele du lobby anti-taurin, appuyé par la plateforme PROU (Basta en catalan) – à laquelle appartient, entre autres, Jesus Mosterín – a pesé d’un grand poids pour l’interdiction en Catalogne. Ce type d’actions se transfère sur d’autres fronts. La campagne Mallorca sense sang, financée par le Comité Anti stierenvechten (CAS international) et AnimaNaturalis, exerce une forte pression sur le Parlement des Baléares. Nous venons de mentionner le rôle de la plateforme Galicia mellor sen touradas dans les débats de la Xunta (le Parlement galicien), et il n’est pas besoin d’insister sur les associations qui infiltrent le parti PACMA et les autres groupes politiques opposés à la tradition taurine, en Espagne et dans l’ensemble des pays qui se partagent cette tradition. Leur meilleure carte de visite est qu’elles prétendent refléter le sentiment de « l’immense majorité » des citoyens contre la corrida dans le pays considéré, en  brandissant de douteux sondages. Cela leur permet de se faire respecter, sinon redouter, par ceux qui, dans la perspective d’éventuelles élections, surveillent le thermomètre des majorités. Dans la campagne de 2012 pour l’élection du Président de la République française, les anti-taurins ont eu recours à un slogan assez réussi, et qui se voulait menaçant : « En 2012 les taureaux voteront ! »

Le plus curieux est que certaines de ces associations parviennent à recevoir des aides des instances politiques qui, par ailleurs, soutiennent les corridas. ALBA (Association pour la Libération et le Bien-être Animal) qui, entre différentes activités, participe à la lutte anti-taurine, se proclame collaboratrice de la Communauté de Madrid dont elle reçoit des subventions. En France, la BAC (la Brigade Anti-Corrida) de Marseille reçoit également une subvention de la taurinissime Région PACA.

Il est temps d’en dire un peu plus sur ces organisations de la société civile.
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4) La nébuleuse des mouvements anti-taurins

Citer chacune de la centaine de mouvements anti-taurins dans les pays de tradition taurine, ou en dehors, et détailler leurs caractéristiques, est une tâche qui est hors de notre portée. Leurs dimensions, leur impact et leurs méthodes d’action présentent de notables différences. Certaines se consacrent en priorité ou exclusivement à l’élimination de la tauromachie et des spectacles taurins. C’est le cas, en Espagne, des plateformes « Tortura no es Cultura », Galicia mellor sen touradas, Mallorca sense sang, de ACTYMA (Association contre la Torture et la Maltraitance Animale) ; en France, du CRAC Europe (Comité Radicalement Anti Corrida), de la FLAC (Fédération des Luttes pour l’Abolition des Corridas), de l’Alliance Anti Corrida. D’autres, dans le cadre d’une lutte plus large pour la défense des animaux et leur bien-être, incluent la campagne anti-taurine. On peut mentionner en Espagne, en plus de ALBA déjà citée, ANDA (Association Nationale pour la Défense des Animaux), l’association animaliste Libera avec projection internationale, également avec des liaisons internationales l’ONG ALA (Alternative pour la Libération Animale) ; en Amérique latine, AnimaNaturalis, présente dans tous les pays latino-américains et en Espagne, avec une grande capacité de financement, comme on l’a vu pour la campagne des Baléares. En France, la Fondation Brigitte Bardot, la Fondation « 30 Millions d’Amis » – très populaire grâce à un programme de télévision du même nom – et l’association OABA (Œuvre d’Assistance aux Bêtes d’Abattoir), dont la vocation est de veiller au sort des animaux dans les abattoirs, mais qui a décidé de solliciter des dons pour éliminer les corridas et augmenter ainsi le nombre  de ses adhérents.

Entre ces multiples associations il existe des dissensions sur les stratégies, et des rivalités. Par exemple, en France, le CRAC, dirigé par un véritable gourou, enseignant et adepte du véganisme, pousse à des actions agressives et même violentes, critiquées par l’Alliance Anti Corrida qui préfère des méthodes plus pacifiques, mais non moins dommageables. Cependant, toutes ces initiatives se rangent sous une coupole idéologique et logistique, de portée multinationale et avec des moyens financiers très importants, constitués en outre par des entreprises, également multinationales, spécialisées dans le commerce de l’alimentation animale, peut-être pour donner une couverture de bons sentiments à une activité des plus lucratives si l’on songe à la démographie galopante des animaux de compagnie, aujourd’hui. Cette coupole est formée par PETA, dont le siège principal est aux Etats-Unis, qui couvre tout l’éventail de l’animalisme, par l’organisation ibéro-américaine AnimaNaturalis, et par CAS International,  basé aux Pays-Bas – ce qui explique que bon nombre de militants anti-taurins de renom soient hollandais – qui met toutes ses ressources, à plein temps, à la disposition de l’antitaurinisme, en particulier en Espagne. A ces trois grandes organisations il faudrait ajouter la Fondation suisse Franz Weber – écologiste et animaliste -, qui a fondé en 1979 la « Cour de Justice Internationale des droits des animaux ( !) – spécialisée dans les campagnes auprès des instances européennes et des Nations Unies.
 
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5) Ses méthodes d’action

–   La langue de « l’empire » anti-taurin

Dans son impressionnant essai  LTI la langue du Troisième Reich, Viktor Klemperer montre comment le pouvoir d’un parti ou d’un régime totalitaires instrumentalise en premier lieu la langue, en changeant les termes ou leur signification commune, pour imposer une nouvelle réalité, telle qu’il la conçoit. De la même manière la propagande anti-taurine parle non seulement de « barbarie », mais même de « torture tauromachique », ou simplement de « torture » pour désigner les corridas, ajoutant comme on sait  que « « …ce n’est pas de la culture ». Et cela leur permet de faire d’une pierre deux coups : disqualifier cette pratique et dénoncer l’intolérable perversité de ses spectateurs. L’abus de ces termes fait que plus personne n’ose à présent les contester, même si dans le langage courant  la torture se rapporte à une situation bien différente : la douleur insupportable infligée à une personne pieds et poings liés par un bourreau à l’abri de toute réaction de la part de la victime ? Est-ce cela qui se produit dans l’arène ? Est-ce cela le noyau du plaisir et de l’émotion ressentis par les aficionados ?

En partant de ce détournement du langage les anti-taurins s’estiment autorisés à traiter les toreros « d’assassins » et de « tortionnaires », et les publics des arènes de « pervers qui jouissent de la souffrance d’un pauvre animal pacifique ». Mais, de façon plus subtile, ils savent aussi choisir leurs mots : ils ne réclament pas l’interdiction de la tauromachie – terme qui rappelle par trop un acte de censure – mais son abolition, terme utilisé pour les grandes causes du progrès de l’humanité, l’esclavage et la peine de mort. Quant au peuple aficionado, qui parfois parvient à faire entendre sa voix dans l’espace public, il ne constitue jamais qu’un « lobby ».

 

Dénuder l’homme, revêtir la peau de toro

Une alternative aux cris et aux insultes sont le silence et la nudité. Déposant leurs pancartes les manifestants anti-taurins se couchent dans la rue, se dénudent – au moins le torse – et se couvrent de peinture rouge, avec parfois sur le dos des banderilles postiches, ou s’habillent de noir. En un mot, ils se dépouillent métaphoriquement, et presque physiquement, de leur humanité pour revêtir les souffrances du toro sans défense. C’est l’illustration éloquente de l’équivalence entre l’homme et l’animal.

Interpeller les aficionados

Cela a été jusqu’à présent le mode le plus courant de se manifester. Les groupes anti-taurins se placent à l’entrée des arènes ou à proximité, et avec des paroles de réprobation, pour ne pas dire des insultes, ils s’efforcent de faire honte à ceux qui se disposent à entrer. C’est ainsi que je me suis fait traiter d’assassin et d’inculte à Barcelone – quand il n’était pas encore interdit d’aller à une corrida – et à Rieumes de « pourriture humaine » en essuyant, en prime, un « Vergogna ! » retentissant. Je compris alors que j’avais affaire à des « militants » convoyés en autobus depuis l’Italie et, en tant que bons professionnels, dûment rémunérés, ce qui nous renvoie à la capacité de financement des organisations animalistes.

Il ne s’agit pas pour celles-ci du simple plaisir d’insulter et d’intimider. Elles aimeraient tirer avantage d’une réaction violente de la part des insultés. Cela donnerait davantage de poids au fait que les aficionados sont des « barbares » et des agresseurs, d’animaux et d’hommes, et qu’elles sont, quant à elles, les martyres de leur combat. C’est le syndrome classique de tous les fanatiques. Il faut se féliciter que les aficionados ne soient pas, jusqu’à présent, tombés dans ce piège.

Dans cette dynamique de la provocation, l’étape suivante consiste à envahir la piste et à s’enchaîner les uns aux autres pour empêcher le déroulement du spectacle. Cela s’est produit, par exemple dans la petite ville française de Rodilhan, durant une becerrada, et cette fois, malheureusement, certains spectateurs en sont venus aux mains avec les militants, la mêlée étant dûment enregistrée par les caméras des antis et dénoncée auprès des tribunaux. Toutefois, par un retour de bâton ils ont dû eux-mêmes répondre de leur intrusion et du désordre qui s’en est suivi. Les membres du CRAC, à commencer par leur président, ont eu également à répondre devant la justice d’avoir entrepris de lâcher d’un camion les toros destinés à un spectacle, au risque de provoquer un mouvement de panique.

 

La puissance de feu de l’Internet et des réseaux sociaux

Il ne fait pas de doute que les groupes anti-taurins ont su mettre à profit les outils des campagnes modernes, avec plus d’efficacité que les collectifs des professionnels taurins et des aficionados. Avec le courrier électronique ils ont su transformer les missives de protestation en missiles, en bombardant les rédactions des médias et les différentes instances politiques. Lorsque, par exemple, en France, on a obtenu l’inscription de la corrida à l’inventaire national du Patrimoine Culturel Immatériel, une avalanche de plus de dix mille courriels insultants et indignés – tous avec le même contenu concerté depuis la coupole – a bloqué la messagerie du ministère de la culture, au même moment où sa centrale téléphonique devenait hors d’usage sous l’abondance des appels du même tonneau. Les antis ont également désigné à la vindicte publique, avec caricatures et signalements à l’appui, ceux qui œuvrèrent à cette reconnaissance. Pour se préserver, le ministère a préféré, tout en maintenant l’inscription in petto, ôter la fiche d’argumentaire de ses pages web. Cette arme de l’Internet a évidemment fait également son effet en Espagne et dans les autres pays taurins.

 

Techniques de boycott

L’arme des réseaux sociaux sert aussi, en tout cas en France, pour empêcher que des entreprises et des commerces s’autorisent dans leur publicité la moindre référence à la corrida et au thème taurin. En multipliant leurs messages, et en faisant croire par là qu’ils forment une immense armée de clients mécontents et prêts à renoncer à acheter, ils ont obtenu qu’un célèbre opticien retire sa subvention aux fêtes de Bayonne, puisqu’elles comportent des manifestations taurines, qu’un supermarché élimine de ses magasins une charcuterie dont le paquet avait une image de tauromachie, qu’un autre cesse de disposer dans ses espaces des affiches de ferias, et même qu’une boucherie d’une ville taurine retire de ses murs une tête de toro qui servait de décoration. Sans compter les innombrables courriers de protestation qui s’abattent sur n’importe quel journal de la presse nationale qui a le front de publier un compte rendu de corrida ou un quelconque article sur ce sujet. A l’échelle internationale la chanteuse Céline Dion a dû supprimer un clip où une image faisait référence à un matador, en s’excusant auprès de ses fans. Il est exceptionnel que Cayetano Rivera puisse continuer à servir d’emblème pour Armani.

 

Censure universitaire et talibanisme culturel

Les gardiens du « politiquement correct » n’hésitent pas à intervenir bruyamment dans les enceintes universitaires où se déroulent des colloques, des séminaires ou des présentations de livres sur un sujet taurin.  Certains en ont été les témoins directs, en 2014, durant des journées sur les toros et la tauromachie, organisées par un département de l’Université Publique de Pampelune (cette fois, les participants ont pu les faire taire au cri de « Liberté ! »). Ils essaient aussi de faire pression pour que, simplement, on annule ces événements, ou dénoncent le professeur qui a proposé ces activités. Ils empêchent que des toreros, à l’invitation d’enseignants, racontent leur expérience en milieu scolaire à des élèves et, bien souvent, il est difficile que ces jeunes obtiennent l’autorisation requise pour visiter un élevage brave.

Ce comportement intolérant et inquisitorial, si opposé à l’éthique universitaire, ne s’arrête pas là. Tels d’authentiques talibans – certes, sans la violence mortifère – ils ont, de nuit, agressé et couvert de peinture rouge les statues de Curro Romero à Séville, de Pepín Jiménez à Lorca, et du regretté Nimeño II à Nîmes. Dans cette même ville l’Alliance Anti Corrida a fait tellement pression sur la directrice d’une école primaire que celle-ci s’est résolue à effacer une fresque de ce centre scolaire, consacrée aux célèbres arènes romaines, un dessin ingénu, réalisé par les enfants, qui représentait sur la piste la silhouette d’un toro et d’un torero. Fort heureusement, les nombreuses protestations des clubs taurins, de l’Observatoire national des cultures taurines (ONCT) et de la municipalité elle-même ont fini par faire rétablir le dessin censuré. A cet égard, comment ne pas interpréter comme un acte de censure la décision de la très progressiste maire de Barcelone, d’interdire qu’on expose dans la capitale catalane des panneaux où figurait une astucieuse photographie de Morante grimé en Salvador Dali. Rassurons-nous ! L’antitaurinisme n’a pas encore songé à s’en prendre aux tauromachies de Picasso dans son musée de Barcelone, ni à celles de Goya au Prado, encore que la prestigieuse Académie des Beaux-Arts se soit prêtée à une exposition caricaturale, montée par nos adversaires, où il apparaissait que Goya était le pionnier du mouvement anti-taurin !

 

Objectif prioritaire : « protéger les enfants et les jeunes

On comprend bien la raison de cet objectif : il convient d’écarter de la tradition taurine les nouvelles générations, afin de couper à la racine la transmission de l’afición, cette transmission qui est, selon la convention de l’Unesco, la clé pour assurer la permanence d’un patrimoine culturel immatériel. On a d’abord tenté de faire en sorte que les autorités responsables prononcent l’interdiction de l’entrée des arènes aux mineurs, évidemment pour les protéger contre un spectacle aussi sanglant et violent (mais ne serait-il pas plus urgent de les protéger contre certaines images, autrement terribles, diffusées par les actualités télévisées ?) Les anti-taurins français ont orchestré une campagne sur le thème de la violence taurine, traumatisante pour les enfants, en recourant au témoignage de plusieurs psychiatres de leur bord. Mais, lorsqu’au sein de la commission nationale instituée pour débattre de cette question,  l’ONCT a sollicité un accord pour réaliser une véritable enquête, ils s’y sont refusés obstinément. Ils ont alors attaqué la question par un autre biais. A travers la Fondation Franz Weber, bien connue et respectée en Suisse, ils sont intervenus auprès du Comité des Droits de l’Enfant, organisme des Nations Unies, ayant son siège à Genève, afin que,  dans le cadre de ses inspections régulières  sur la situation de l’enfance dans les pays membres, ce comité émette une « recommandation » qui appelle l’attention sur le traumatisme éventuel causé par un spectacle de tauromachie. Une telle recommandation a été adressée au Portugal en 2014. Elle l’a été, de façon moins explicite, cette année à la France, car l’ONCT a envoyé pour sa part une note indiquant que cette décision d’emmener ou non des enfants à un tel spectacle relevait de la responsabilité des parents, et que le traumatisme serait plus grand pour les enfants s’ils voyaient que leurs parents étaient désavoués dans leur projet de transmettre leur afición à leur descendance. Bientôt ce sera le tour de l’Espagne d’être examinée par ce Comité. Elle doit se préparer à cet examen.

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L’avenir

De ce que nous avons tenté d’exposer, il paraît logique de déduire que l’avenir de l’antitaurinisme et de la tauromachie dépendent l’un de l’autre. Tant que subsistera la corrida les attaques ne cesseront pas, à moins que les perceptions et les valeurs de cette société globale, fortement urbanisée, ne changent du tout au tout, chose peu probable. Mais, si la tauromachie succombe à ces assauts, ou si elle cesse d’intéresser, ou se transforme en perdant son essence, je ne pense pas que les mouvements anti-taurins s’évaporeront pour autant. Ils s’agglutineront à l’animalisme ordinaire, lequel s’attachera à d’autres objectifs : en finir avec les différentes chasses et pêches traditionnelles, avec les cirques et les aquariums, avec les spectacles utilisant des animaux, bien entendu avec leur utilisation pour l’expérimentation scientifique…et avec le foie gras. Certains extrémistes vont jusqu’à mettre en question le commerce des animaux de compagnie et leur enfermement dans les appartements, au risque d’indisposer nombre de citoyens qui, pour l’instant, ont à leur égard une certaine sympathie (on peut, en effet, se demander si un chien qui gémit à longueur de journée, parce qu’il s’ennuie entre quatre murs en attendant le retour de ses maîtres, ce n’est pas de la maltraitance animale). Ne perdons pas de vue l’idéologie fondamentaliste qui est à l’origine de l’animalisme : ne rien manger de ce qui est le produit d’un animal ou, comme le propose Jesus Mosterín, consacrer la recherche à l’obtention d’une viande par la culture in vitro à partir d’une cellule mère. Telle est l’étape ultime, au même titre que l’égalité de conditions et de droits entre « tous les animaux, humains ou non ».

Tandis que d’autres professionnels ou amateurs d’activités en relation avec des bêtes cherchent les moyens de réagir contre ces attaques, le monde taurin se doit, pour sa part, de défendre les droits de son afición. De l’efficacité de cette lutte dépend son propre avenir. 

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1) La mobilisation

En Espagne le monde taurin et l’afición ont mis du temps à prendre conscience des menaces qui pèsent sur la corrida. Une relative indolence ou indifférence, face aux attaques qui se sont intensifiées, sont peut-être explicables parce que celle-ci a passé pour « la Fiesta Nacional », parce qu’elle a été si enracinée et a triomphé au cours des siècles de tant de mauvais coups, externes et internes, que s’est imposé à beaucoup d’esprits le verdict de cette copla populaire :

C’est une fête espagnole

Venue de génération en génération

Que ni le gouvernement ni personne

Ne s’avise de son abolition

Or, il s’avère que si on ne porte pas remède à certaines choses la transmission « de génération en génération » n’est pas assurée et « l’abolition » ne peut pas, non plus, être écartée. Grâce à Dieu, le réveil a eu lieu et s’est concrétisé, en mars dernier, par cette grande manifestation de Valencia, dans laquelle ont défilé ensemble – Il était temps ! – quelque 40.000 professionnels du toreo  et aficionados. Ce front doit rester uni, non seulement dans la rue, chaque fois que se présentera un nouveau danger, mais aussi dans les organisations  qui se proposent de défendre la tauromachie et les droits de l’afición. Il est salutaire que se soient constituées pour cette défense, au débotté,  diverses « Plateformes » et qu’émerge à présent la Fundación del Toro de Lidia. Toutefois, pour gagner en efficacité, j’oserais souhaiter que – un peu comme cela a été fait en France avec l’ONCT – se constitue un organisme réellement fédérateur, regroupant les professionnels, les fédérations d’aficionados, les responsables politiques qui le veuillent, qui puisse inclure un département juridique et des intellectuels et chercheurs disposés à travailler dans le domaine de l’argumentation et de la communication.

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2) La défense juridique et politique de la tauromachie

Je me souviens de la sentence d’une cour d’appel en Andalousie, il y a plusieurs décennies, qui donna raison à un employé qui avait recouru après avoir été licencié pour colère à l’égard d’un client qui s’était moqué de Curro Romero. Ce tribunal mettait hors de cause l’employé en affirmant que la passion pour le Faraón de Camas s’explique par un sentiment, l’adhésion à un mode de vie et à des valeurs qui méritent d’être respectés. Je ne sais si cette sentence s’exprimerait aujourd’hui en ces termes, mais les toreros et les aficionados sont fondés sans doute à défendre leur droit à ne pas être insultés ni agressés comme cela arrive fréquemment aujourd’hui. Il faut applaudir à la décision de la Fundación del Toro de réagir sur le plan juridique chaque fois que nécessaire. Face à ces agressions une mesure urgente s’impose dans les champs politique et administratif : ménager une distance raisonnable entre les spectateurs qui viennent pacifiquement aux arènes, et les groupes anti-taurins dont la stratégie, on le rappelle, est de les insulter et de les provoquer pour déclencher un conflit qui corrobore l’accusation selon laquelle le public des corridas est violent et amateur de violence. Qu’arriverait-il si ces insultes étaient proférées  contre des supporters à la porte d’un stade de football ?

Félicitons-nous de toutes les reconnaissances et déclarations de la tauromachie comme Bien d’Intérêt Culturel  (BIC) ou Patrimoine Historique Culturel, qui se sont produites ces dernières années aux différents niveaux politiques : municipalités, diputaciones, Communautés autonomes et, bien entendu, Etat, avec la loi du 12 novembre 2013 « pour la régulation de la tauromachie comme patrimoine culturel ». Cette loi oblige l’Etat et toutes les instances politiques, sur tout le territoire national, à protéger le droit de tous les citoyens à vivre et cultiver ce patrimoine. Une Communauté autonome a- t-elle pour autant la faculté d’interdire la tenue de spectacles taurins ? Comme on sait, à propos de la Catalogne, le Tribunal Constitutionnel espagnol vient de répondre par la négative.

Il me paraîtrait souhaitable, toutefois,  que pour le bien de la tauromachie on parvienne à une articulation plus précise entre les concepts de BIC, de Patrimoine Historique et Culturel et de Patrimoine Culturel Immatériel (PCI). Je pense en particulier à l’articulation entre la loi du 12 novembre 2013 et celle du 26 mai 2015 « pour la protection du Patrimoine Culturel Immatériel ». Il s’agirait de reconnaître formellement que la tauromachie est un PCI et que doivent lui être appliquées toutes les dispositions prévues par cette loi. Je rappelle à cet égard que le PCI est le seul concept reconnu par l’Unesco et que, au cas où la loi espagnole ou d’un autre pays taurin, protectrice de cette tradition, viendrait à être supprimée dans une nouvelle législature, il est utile de pouvoir invoquer une convention internationale signée par l’ensemble des Etats membres. La meilleure des choses serait que l’Espagne prenne la tête, en concertation avec les sept autres pays taurins, du processus d’inscription de la tauromachie sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’Humanité, comme le recommande d’ailleurs la loi de 2013. Mais cela est impossible avant que la tauromachie ait été déclarée comme telle au niveau national, en étant inscrite sur un inventaire du PCI, également national.

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3) S’appuyer sur les textes de l’Unesco

La défense de la tauromachie doit avoir comme base permanente les conventions de l’Unesco, celle de 2003 sur la protection du PCI, et celle de 2005 sur la promotion et la protection de la diversité des expressions culturelles. Le texte lu par le maestro Enrique Ponce pour conclure la manifestation de Valencia du 13 mars a tapé dans le mille en reprenant deux points clés de ces conventions : l’amour du toro et la valeur écologique de son élevage qui font que la corrida, en tant que PCI, « contribue à la connaissance de la nature et de l’univers » – un des cinq critères retenus par la convention pour qualifier ce type de patrimoine -, et, surtout, cette définition : « La culture est ce qu’un peuple veut qu’elle soit. » Cette formule est en pleine consonance avec le concept anthropologique de culture tel que l’énonce la convention de 2005, influencée par la pensée de Lévi-Strauss. La diversité des sentiments, émotions, et interprétations partagés par un groupe humain – dans notre cas celui des aficionados – prime sur la globalisation ou mondialisation des jugements et valeurs, excepté lorsqu’il s’agit des principes de la déclaration universelle des droits de l’homme. Sur ce point, il nous faut dénoncer le mensonge de certaines organisations anti-taurines quand elles affirment que l’Unesco a adopté en 1978 une « déclaration universelle des droits de l’animal ». En réalité, le secrétariat général de cette organisation des Nations Unies s’est contenté de prêter une salle pour que ces associations puissent débattre et lire un texte préparé par la « Ligue des droits de l’animal ». Il n’a aucune valeur juridique, étant un simple manifeste animaliste.

Ceci est un des nombreux exemples de ces recours qu’emploient les mouvements anti-taurins et animalistes pour intoxiquer l’opinion publique. Quant à la tauromachie, ils répandent d’innombrables calomnies sur les fraudes et mauvais traitements infligés aux toros (jeter sur leur dos de lourds sacs de sable dans les corrales, des liquides acides sur leurs yeux pour les aveugler ( !)… et sur la cruauté des spectateurs. Ce sont des diffamations qui blessent l’honneur des professionnels ou des collectifs aficionados, pour lesquels il faudrait obtenir réparation auprès des tribunaux.  La Cour d’appel de Pau a institué à cet égard une intéressante jurisprudence. Tout ceci n’exonère pas les aficionados d’avoir à expliquer et à justifier leur passion et leurs émotions. Ils devraient faire entendre leur voix beaucoup plus souvent, au lieu de se résigner à la caricature que les antis diffusent de la culture taurine en profitant de ce silence. Insistons une fois encore sur ce point : désormais tout aficionado doit aussi être un militant et comprendre, en tout cas, que les sentiments que nous prêtent nos adversaires sont une insulte à nos parents et grands-parents qui nous ont transmis leur passion.

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4) Remettre en marche la transmission entre générations

La convention de l’Unesco le stipule très clairement : un patrimoine culturel immatériel ne peut se maintenir en vie sans compter sur « une transmission de génération à génération ». Les anti-taurins l’ont parfaitement compris, lesquels font tout pour empêcher que les enfants soient initiés, même par leurs parents, qu’ils entendent parler de toros dans les établissements scolaires, qu’ils pratiquent le toreo dans les écoles taurines et dans les festivals.

Le fait que les jeunes puissent entrer dans une arène, de telle sorte que la relève de l’afición soit assurée, est une priorité. Très positives sont, en ce sens, les mesures prises par certaines empresas ou autorités gestionnaires des arènes pour constituer des « gradins jeunes » à des prix réduits, ou pour les inviter à des becerradas où ils peuvent apprendre à pratiquer le toreo. Pour compléter leur apprentissage il serait bon de mettre à leur disposition des brochures, conçues spécialement pour eux, où ils trouveraient les bases de l’histoire de la tauromachie, de la technique du toreo, et de son environnement culturel. Il y a quelques années, la Junte d’Andalousie a publié des manuels de ce type, et un cahier pour enfants, avec des dessins appropriés, vient d’être publié. Une autre initiative très souhaitable, puisqu’ils sont très sensibles à l’écologie, est de leur permettre de visiter les terres des élevages braves et d’en découvrir les différentes activités. Cela me paraît déterminant pour éveiller l’afición. Voir le toro dans son élément, en liberté et dans la paix du campo, là où, en plus des vaches, des taurillons et des étalons, vivent avec eux une infinité d’oiseaux et d’animaux sauvages, observer l’attention amoureuse que leur prêtent les éleveurs et leurs hommes, sont la preuve la plus éloquente de l’apport écologique de la tauromachie. Le seul bémol, à mon sens, à cette magnifique image d’une nature préservée, est occasionné par les fundas – les gaines de protection – appliquées aux cornes, signes trop évidents d’une manipulation. Au moins, qu’on s’abstienne de les photographier !

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5) Une évolution inéluctable de la corrida en gardant son authenticité

Il est indéniable que la tauromachie, sans s’éloigner de ses fondamentaux, est sujette à évoluer conformément aux goûts et aux préoccupations de la société, en particulier des jeunes. La routine et le conservatisme – ce que Kant appelait « le sommeil dogmatique » – sont la façon la plus directe pour susciter l’ennui et rebuter les jeunes générations. Il est indispensable que de nouveaux espoirs puissent surgir dans le toreo, notamment par les novilladas non piquées ; qu’on écoute davantage et qu’on consulte l’afición locale au moment de monter les programmes, comme on le fait en France par les commissions taurines extra-municipales. Les aficionados doivent se sentir davantage impliqués dans l’organisation du spectacle, et non de simples consommateurs ou clients. Mais il est non moins indispensable qu’on maintienne toute l’authenticité de la corrida, et que celle-ci ne soit jamais en passe de devenir rien d’autre qu’une choréographie ou un simulacre. Le public doit continuer à ressentir l’émotion de la lidia, l’évidence du risque pour le torero, et de la bravoure, alliée à la puissance, du toro. Autrement, comment défendre la corrida ? Dans cet ordre d’idées s’impose avec la plus grande urgence la réforme de la phase des piques ou, en tout cas, le retour à l’application de ses règles de base, le plus souvent négligées sinon oubliées. Il faut redonner son importance à chacun des trois tiers. Les deux premiers, de nos jours, tendent à devenir une pure formalité.

Prenant  en compte la sensibilité de l’opinion aujourd’hui, il me paraît également urgent  de remédier aux phases qui, après l’estocade – noyau du rituel – concernent la fin de vie et l’agonie du toro. Il n’est plus acceptable que celui-ci apparaisse comme une victime sans défense, croulant sous les descabellos et les puntillazos à répétition. Tout le monde sait que les anti-taurins profitent de ces images pour alimenter leur campagne contre la corrida et contre la supposée cruauté des spectateurs. Certes, il n’est pas facile de trouver la solution adéquate à ce problème, mais on pourrait commencer par former les puntilleros dans les abattoirs et par recruter de véritables professionnels de la puntilla, comme cela se pratiquait dans les grandes arènes.  En 1928 on a éliminé avec le caparaçon le spectacle insupportable des chevaux étripés. C’était une réforme autrement plus radicale que celle qui permettrait de limiter le nombre des descabellos et des coups de puntilla. 

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6) Consolider le lien entre la tauromachie classique et les fêtes populaires

Il m’a été donné cette année de vivre de près le Bolsín Taurino  et le Carnaval del Toro de Ciudad Rodrigo. Ce fut très réconfortant de constater que durant ces jours, et dans cette ville, vieux et jeunes  – très nombreux ! – vivent côte à côte cette fête du toro, avec allégresse et de multiples façons, regardant ou pratiquant des encierros à pied et à cheval, des capeas, des tientas, des novilladas non piquées, des festivals. Ce n’est pas ici que les anti-taurins risquent d’en finir avec ces fêtes ! Qui aurait l’audace de contrecarrer les réjouissances de ces peñas ? On pourrait dire la même chose de bon nombre de villes grandes et petites de la géographie espagnole, de la France taurine, et des pays latino-américains qui partagent ce patrimoine. Ceux qui se contentent d’aller aux corridas des ferias importantes ne doivent pas oublier que ces traditions populaires sont le creuset qui donne toute sa vigueur à la tauromachie, dans ses débuts et dans son état actuel.

Beaucoup, cependant, marquent leur réprobation pour certaines traditions, en particulier pour l’une d’entre elles, proclamée « tournoi », qui a suscité, au niveau national et international, de nombreuses critiques dans la presse et à la télévision. Cela a été pain béni pour les anti-taurins et pose problème. Je crois qu’à notre époque, pour qu’une tradition de ce type soit acceptée par ceux qui ne la connaissent pas ou ne la partagent pas, il lui faut réunir trois conditions : que ses participants sachent en comprendre le sens et l’expliquer- autrement dit qu’ils forment une authentique communauté populaire -, que le tourisme ou le phénomène de masse n’altèrent pas ses règles et son déroulement et – comme pour la corrida -, que la fin du toro ne donne jamais l’image d’une victime sans défense, livrée à un massacre.

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7) Inciter les médias à sortir de leur antitaurinisme passif

Mises à part quelques exceptions, on observe avec perplexité que les moyens de communication consacrent un espace très réduit au deuxième spectacle en Espagne après le football, pour le nombre de spectateurs et les recettes, surtout lorsqu’on compare cette couverture extrêmement chiche avec celle qui est faite pour des activités sportives et culturelles très minoritaires. Ne parlons pas de la presse nationale en France, où une avalanche de courriers indignés inonde les rédactions, les rares fois où elles publient des nouvelles en relation avec la tauromachie. Là, la censure née de la pression des antis a fini par devenir de l’autocensure, et on peut craindre qu’il en soit de même pour le pays qui est le berceau de la corrida, l’Espagne. La plupart du temps, les triomphes des toreros dans l’arène ne sont pas repris par les télévisions publiques et, pour que se brise cette barrière de silence, il faut que survienne une blessure grave ou un événement sentimental d’un torero qui ait le privilège d’entrer dans la catégorie des famosos – les peoples -, en mesure de ce fait d’occuper une place dans la revue ¡Hola ! et dans le programme Corazón de TVE1.

Pour les médias publics, nationaux et régionaux, les règles du service minimum devraient leur faire une obligation d’offrir, également, une information minimale sur l ‘actualité taurine, et de retransmettre les corridas les plus importantes de l’année. Pour les médias privés, l’incitation des aficionados devrait jouer le même rôle, en positif, que les protestations des anti-taurins, en négatif.

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Conclusion

Menaces externes et internes

 

Pour les raisons que j’ai tenté d’exposer, la défense de la corrida, face à toutes les mouvances de l’antitaurinisme national et international, continuera – j’espère pour longtemps ! – d’être inéluctable. Je le répète, seule la disparition de la tauromachie ferait taire leurs protestations, lesquelles adopteraient alors d’autres objectifs animalistes. Mais la meilleure défense est la confiance que garderont les aficionados en eux-mêmes, en leurs émotions, et dans les valeurs éthiques et écologiques liées à cette tradition multiséculaire. Le moindre doute de leur part à cet égard, la moindre ignorance ou indifférence seront la brèche dans laquelle s’engouffreront les mouvements et les politiques qui cherchent à l’interdire pour des raisons plus ou moins explicites. Cette confiance dépend en grande partie du maintien de la tauromachie dans ses fondements, qui sont la lutte permanente et authentique entre la vie et la mort dans la lidia et dans l’art du toreo. Si ces fondements ne correspondent plus à la réalité de ce qui se produit dans l’arène, si les professionnels ne les respectent plus, si le public ne les comprend plus et ne les accepte plus, les jours de la corrida seront comptés sans que les anti-taurins aient besoin d’intervenir. Mais, dans l’espoir de pouvoir l’emporter sur eux, nous devons entre-temps, face aux ennemis de l’extérieur, défendre notre afición et notre liberté pour que vive notre culture.

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