Observatoire National des Cultures Taurines

Observatoire National
des Cultures Taurines

 

Françoise Gilot par
Pierre Manciet 1947

  Picasso devant des plats
(détail) circa 1950

L’artiste confronté à la mort

 

Ce « livre-catalogue »[1] de l’exposition Picasso sous le soleil de Françoise, Nîmes et les toros, présentée du 24 mai au 7 octobre 2012 au Musée des cultures taurines de Nîmes, se lit avec délices.

 

Annie Maïllis, spécialiste en la matière, nous propose une « étude réservée à la mutation du traitement de la corrida [dans l’œuvre de Picasso] » (p. 149). Mais nul besoin d’aimer la corrida, ni même de la connaître, pour entrer dans cet éclairage des tauromachies du maître, documenté, minutieux et profond, toujours suggestif, jamais pédant. Picasso ne re-présente pas la tauromachie. C’est au contraire la tauromachie qui l’habite, qui entre en écho avec ce qui bouillonne en lui. Elle devient en quelque sorte le motif poétique par lequel il s’exprime. Et comme tout créateur de génie, c’est le mystère de l’Homme qu’il ex-pose à travers ses propres émotions taurines : l’Homme confronté à la vie, à la violence et à l’amour, sur arrière-fond de mort inéluctable. Nombre de préhistoriens ne pensent-ils pas que l’Homme aurait inventé l’art parce qu’il avait conscience qu’il allait mourir ?

Frappé depuis son plus jeune âge par l’affrontement brutal du picador et du toro, Picasso-« toro » en fait ensuite l’image de ses amours tumultueuses : Olga, Marie-Thérèse, Dora Maar… Avec le bonheur paisible trouvé auprès de Françoise Gilot, le sujet, plus léger, des banderilles apparaît, tandis que l’image de la femme s’efface des tauromachies.

Mais l’analyse d’Annie Maïllis va beaucoup plus loin, et je la trouve très convaincante. Non seulement la corrida devient le véhicule des émotions du peintre-graveur-potier-sculpteur -on connaît le génie protéiforme de Picasso-, mais elle rejoint et inspire sa manière même de peindre, de graver, de travailler la terre, de sculpter : la peinture-corrida comme art du geste sans repentir, de la fragilité, de l’éphémère… la peinture-corrida comme art de la vie affirmée face à la mort…

Évidemment, le livre fait la part belle au « soleil de Françoise » [Gilot], dont Annie Maïllis est proche et grâce à laquelle elle décrypte l’œuvre au plus près de la réalité, nous donnant accès à l’homme Picasso avec ses complexités et sa quête cachée, en même temps qu’à l’œuvre.

Vaut-il mieux voir l’exposition ou lire le livre en premier ? Les deux approches ont leur légitimité. Mais il faut certainement avoir lu le livre pour profiter pleinement des œuvres, au-delà de l’émotion première.

Qui aime se confronter à la création artistique moderne, souvent énigmatique, aura grand plaisir à « lire » les tauromachies de Picasso en compagnie d’Annie Maïllis, d’autant plus que l’iconographie est aussi riche que pertinente. L’aficionado pourra, en outre, s’y ouvrir aux profondeurs de la passion qu’il ressent mais qu’il a tant de mal à exprimer. Le détracteur, de son côté, pourra s’y ouvrir à la puissance symbolique de ce spectacle qui lui semble honteuse « boucherie ». Personne ne pourra faire l’économie de se trouver plongé dans le mystère de l’Homme et renvoyé à sa propre existence.

C’est le propre des créations de génie. Merci à Annie Maïllis de nous y introduire.

                                                                                                                                          Jacques Teissier

 

[1]Annie Maïllis, Picasso sous le soleil de Françoise : l’artiste, la femme, le toro ;
Images En Manœuvres Éditions, Marseille 2012 ; 184 p. – 35 € –