Observatoire National des Cultures Taurines

Observatoire National
des Cultures Taurines

 

Du raport Antoine au “manifeste des 24”,
la critique juridique de Jean-Baptiste Seube

Le 24 octobre 2013, sous l’égide de la Fondation 30 Millions d’Amis, 24 penseurs, philosophes, écrivains, historiens et scientifiques, signent un manifeste par lequel ils réclament que le Code civil situe l’animal dans une nouvelle catégorie spécifique, entre les personnes et les biens.

Les auteurs de ce manifeste reprennent les conclusions du « Rapport Antoine » du 10 mai 2005. Ce rapport était très inspiré par les associations animalistes sollicitées à titre consultatif. Il n’est pas inutile de les énumérer :

– Association française d’information et de recherche sur l’animal de compagnie
– Confédération nationale des SPA
– Fondation Brigitte Bardot
– Fondation assitance aux annimaux

– Fondation 30 Millions d’Amis
– Fondation Ligue française des droits de l’animal
– Ligue pour la protection du cheval
– Œuvre d’Assistance aux bêtes d’abattoir
– Société protectrice des Animaux.

La forte influence de ce lobby conféra au rapport un présupposé philosophique soumis à l’“Utilitarisme” de Jeremy Bentham et à ses prolongements, Peter Singer et “l’antispescisme”, en particulier.

« Ces idées ont naturellement leur écho dans le monde juridique » indiquait le rapport qui, dans ses conclusions, suggérait une modification du code civil  pour que, en plus des personnes et des biens, une nouvelle place spécifique soit créée pour les animaux. 

Nous remercions Jean-Baptiste Seube, Professeur de droit, Doyen Honoraire de la Faculté  de droit et d’économie de La Réunion, de nous avoir permis de donner ici un extrait de sa chronique de droit des biens qu’il avait rédigé pour la revue « Droit et Patrimoine » (novembre 2005, p. 91). Elle répondait au rapport Antoine de mai 2005. Elle n’a rien perdu de son actualité. Elle s’applique parfaitement au manifeste des 24.

Nous n’avons reproduit que la première partie, intitulée « I ; — Les Biens », la seule en rapport direct avec notre propos. Elle prend son point de départ dans un exemple de jurisprudence de la Cour de Cassation qui touche à la distinction des animaux entre biens meubles et immeubles. Elle se poursuit par la critique du “rapport Antoine”.

 

CHRONIQUE DE DROIT DES BIENS

par Jean-Baptiste Seube

 

I, — LES BIENS

 

* L’unité du patrimoine

– Cass. com., 4 janvier 2005, n°03-14150 : je ne sais pas si cet arrêt est très intéressant…

* Les biens corporels : la distinction meuble-immeuble

En disposant que « tous les biens sont meubles ou immeubles », l’article 516 du Code civil pose une summa divisio qui a été jadis critiquée pour sa faible portée pratique (P. Voirin, La composition des fortunes modernes au point de vue juridique, Rev. gén. dr. 1930, p. 102). Aujourd’hui la critique revêt un tour plus fondamental mais emprunte des voies diverses : certains auteurs considèrent que la sunna divisio n’énonce plus une règle de droit positif et qu’elle devrait être cantonnée aux seules res corporales (par exemple, Th. Revet, Le Code civil et le régime des biens : questions pour un bicentenaire, Dr. et patrimoine mars 2004, p. 20 et s., spéc. p. 23) ; d’autres critiquent son archaïsme et, soulignant son inaptitude à embrasser les animaux, invitent à son dépassement (par exemple, S. Antoine, L’animal et le droit des biens, D. 2003, chron., p. 2651 ; J.P. Marguénaud et alii, La protection juridique du lien d’affection envers un animal, D. 2004, chron., p. 3009).

Dans les deux cas, la distinction meuble/immeuble n’est pas niée, elle est simplement relativisée, condamnée à jouer un rôle moins important que celui que l’article 516 lui promettait (F, Terré, Meubles et immeubles, in Le discours et le Code, Portalis, deux siècles après le Code Napoléon, Litec 2004, p. 280). Sur cet arrière-plan de reconstruction de la classification des biens, la permanence de la distinction meuble/immeuble est soulignée par un arrêt du 11 janvier• 2005, alors que sa pertinence est mise en cause par un rapport sur le régime juridique de l’animal rendu public le 10 mai 2005.

Cass. civ, 1ère, 11 janvier 2005, n°01-17736, à paraître au Bulletin ; Dr. et patrimoine, juin 2005, p. 97, obs. P. Chauve!.

La distinction de l’article 516 se prolonge par de nombreuses règles qui s’appliquent distinctement selon la nature du bien en question, meuble ou immeuble (voir, H. Perinet-Marquet, L’immeuble et le Code civil, in Le Code, un passé, un présent, un avenir, Dalloz 2004, p. 395 ; J.-B. Seube, Le droit des biens hors le Code civil, Les petites affiches, 15 juin 2005, p. 3 et s., spéc. n°8). Tel est par exemple le cas de l’article 1622 du Code civil dont la Cour de cassation vient de rappeler qu’il ne s’appliquait qu’aux immeubles.

En l’espèce, des particuliers exploitant une ferme piscicole avaient vendu, d’une part, les bâtiments et les terres à un premier acquéreur et, d’autre part, les bassins et leur contenu à un autre. S’apercevant que la quantité de truites livrées était différente de celle prévue au contrat, ce second acquéreur assigna alors son vendeur en diminution du prix de la vente, sur le fondement de l’article 1622 du Code civil. La Cour d’appel, tout en déclarant cette action théoriquement recevable aux motifs que la disposition n’opérait aucune distinction entre la vente de meubles et la vente d’immeubles, jugea cependant l’acquéreur déchu de son action car elle avait été engagée plus d’un an après la vente. La décision sera cassée : « en statuant ainsi, alors que l’article 1622 du Code civil ne s’applique pas aux ventes de meubles et qu’elle constatait, par motifs adoptés, que les poissons avaient été cédés indépendamment du terrain sur lequel étaient implantés les bassins, de sorte qu’ils ne pouvaient présenter le caractère d’immeubles par destination au sens de l’article 524 du Code civil, la cour d’appel a violé le texte susvisé ». C’est donc par un raisonnement en deux temps fondé, d’abord, sur le champ d’application de l’article 1622 du Code civil et, ensuite, sur la qualification des poissons litigieux que la Cour• parvient à la cassation.

D’abord, même si l’article 1622 reste silencieux sur ce point, il est évident qu’il ne s’applique qu’aux ventes immobilières : il est en effet le prolongement de l’article 1617 qui vise expressément la « vente d’un immeuble ». On ne pouvait, dès lors, invoquer utilement l’adage ubi lex non distinguit… sans méconnaître l’unité intellectuelle des articles 1617 à 1723 (voir déjà, Civ. 17 décembre 1923, DP 1924, 1, 14 ; Cass. civ. 1 ère, 18 février 1957, Bull. civ. I, n°85). Ne s’appliquant qu’aux immeubles, ces textes font évidemment figure d’exception dans les règles relatives à la délivrance de la chose vendue (C. civ., art. 1616 «Le vendeur est tenu de délivrer la contenance telle qu’elle est portée au contrat, sous les modifications ci-après exprimées »). Ils tendent à limiter les contestations relatives à la contenance de l’immeuble vendu en restreignant les possibilités pour l’acquéreur de se plaindre et d’obtenir la destruction du contrat (J. Huet, Les principaux contrats spéciaux, 2ènie éd. LGDJ, 2001, n°11538). Etendus à la vente des lots de copropriété (L. n°65-557 du 10 juillet 1965, art. 46), ils sont justifiés par• l’impératif de sécurité des transactions immobilières qui impose que l’erreur de contenance ne soit pas une source d’instabilité contractuelle (F. Collart-Dutilleul, Ph. Delebecque, Contrats civils et commerciaux, Dalloz, 7è11e éd. 2004, n°236). On retrouve alors cette vieille idée que les opérations portant sur les immeubles méritent plus d’attention et de protection que celles portant sur des meubles (Portalis, Présentation au corps législatif et exposé des motifs, in P.-A. Feriet, Recueilcomplet des travaux préparatoires du Code civil, t. 14, reprint éd. 1827, p. 121). Quoique datée, la maxime res mobilis res vilis exerce encore un certain magistère.

Ensuite, la Cour a jugé que, ayant été vendus séparément des terrains sur lesquels étaient implantés les bassins, les poissons ne pouvaient pas être qualifiés d’immeubles par destination… d’où il résultait que l’article 1622 du Code civil n’était pas applicable en la cause. On sait en effet que l’article 524 du Code civil dispose que les animaux que le propriétaire d’un fonds y a placés pour le service et l’exploitation de ce fonds sont immeubles par destination. Reste que l’immobilisation prend fin lorsque le bien meuble cesse d’être affecté à l’immeuble et est vendu séparément (Cass. civ. ere, 4 juin 1962, Bull. civ. I, n°284). En l’espèce, l’éclatement du fonds de pisciculture entre deux acquéreurs distincts avait donc emporté cessation de l’affectation des meubles (les truites) à l’immeuble (les terrains et les bâtiments) : il témoignait de la volonté du propriétaire de mettre un terme à l’affectation ; il emportait appropriation du meuble et de l’immeuble par deux personnes distinctes. On aurait cependant tort de croire que cette vente séparée était suffisante, à elle seule, pour mettre un terme à l’immobilisation : l’immobilisation ne cesse qu’après la vente, lorsque l’enlèvement du meuble a été effectivement réalisé par son acquéreur (Cass. civ. l’, 7 avril 1998, Bull. civ. I, n°143 ; D. 1998, somm. p. 344, obs. A. Robert ; JCP 1998, éd. G, I, 171, n°1, obs. H. Périnet-Marquet; Rép. Defrénois 1998, p. 1173, obs. Ch. Atias ; Contrats Conc. Consom.

1998, n°99, obs. L. Leveneur). L’enlèvement effectif peut alors être comparé à une mesure de publicité concrétisant l’intention du propriétaire de mettre un terme à l’affectation. Mais ces questions n’étaient pas dans le débat…

– Rapport sur le régime juridique de l’animal, rédigé par Madame S. Antoine, 10 mai 2005 (Innv.ladocumentationfrancaiseliVbrp).

Rendu public le 10 mai 2005, un rapport fait au Ministre de la Justice sur le régime juridique de l’animal préconise ardemment une réforme législative : «face à un mouvement européen d’une grande ampleur et qui s’est intensifié depuis deux ou trois ans, la France ne peut plus se contenter de conserver un ‘animal-meuble’ dans les articles du Code civil devenus parfaitement obsolètes au dire d’un grand nombre de juristes ». H est vrai que la place de l’animal dans (ou hors ?) la classification des biens est une question débattue (voir notamment, J.-P. Marguénaud, L’animal en droit privé, Préf. Cl. Lombois, PUF 1992 ; du même, La personnalité juridique des animaux, D. 1998, chron., p. 205 et La protection du lien d’affection envers un animal, D. 2004 chron., p. 3009 ; S. Antoine, L’animal et le droit des biens, D. 2003, ciron., p. 2651 ; A.-M. Sohm-Bourgeois, La personnification de l’animal : une tentation à repousser•, D. 1990, chron,, p. 33 ; R. Libchaber, Perspectives sur la situation juridique de l’animal, RTD civ. 2001, p. 239) que la loi du 6 janvier 1999 n’a pas su apaiser (S. Antoine, La loi n°99-5 du 6 janvier 1999 et la protection animale, D. 1999, chron., p. 67 ; Th. Revet, RTD civ. 1999, p. 479). L’existence de ce débat a du renvoyer une image suffisamment brouillée de la classification des biens pour que la lettre de mission charge le rapporteur d’établir un régime juridique plus cohérent pour l’animal.

Deux pistes de réforme sont alors suggérées pour parvenir à cette meilleure cohérence.

La première, qui a la préférence du rapporteur, tend « à une extraction complète de l’animal du droit des biens, conformément à sa véritable nature d’être sensible qui doit prévaloir sur son aspect de valeur marchande » (p. 44). Cependant, il « importe de préciser que cette présentation rénovée ‘n’aurait pas pour effet de donner aux animaux un statut de sujet de droit, mais seulement de faire reconnaître leurs particularités par rapport aux biens » (p. 45). Concrètement, la réforme passerait par une modification de la structure et de la lettre du Code civil. Ainsi, le Livre II (désormais intitulé « des animaux, des biens et des différentes modifications de la propriété ») comprendrait un nouveau premier titre consacré aux animaux, avant que les titres suivants traitent de la distinction des biens (titre 2), de la propriété (titre 3), de l’usufruit, de l’usage et de l’habitation (titre 4), des servitudes ou services fonciers (titre 5). Le titre 1 comprendrait trois nouveaux articles. L’article 515-9 : « les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité. En toutes circonstances, ils doivent bénéficier de conditions conformes aux impératifs’ biologiques de leur espèce et assurant leur bien-être » ; l’article 515-10 : « L’appropriation des animaux s’effectue conformément aux dispositions du Code civil sur la vente, et aux textes spécifiques du Code rural. Les dispositions relatives au contrat de louage sont applicables aux animaux » ; l’article 515-11 : « Constituent des accessoires non détachables d’une exploitation agricole : les animaux attachés à la culture, que le propriétaire du fonds y a placés pour le service et l’exploitation du fonds ; les animaux que le propriétaire livre au fermier ou au métayer pour la culture, estimés ou non, tant qu’ils y demeurent par l’effet d’une convention ; les pigeons des colombiers, les lapins de garennes, les abeilles des ruches à miel, les poissons des eaux non visées à l’article 402 du Code rural, et .des plans d’eau visés aux articles 432 et 433 du même code ». Pour tenir compte de cette extraction des animaux de la catégorie des biens, les articles 524 sur les immeubles par destination (« Sont immeubles par destination, quand ils ont été placés par le propriétaire pour le service et l’exploitation du fonds : les ustensiles aratoires, les semences données aux fermiers ou colons paritaires, les pressoirs, chaudières alambics, cuves et tonnes… (la suite sans changement ») et 528 sur les meubles (« Sont meubles par leur nature les corps qui peuvent être transportés d’un lieu à un autre ») seraient réécrits en gommant toute référence aux animaux. Par ailleurs, un alinéa serait ajouté à l’article 544 « la propriété des animaux est limitée par les dispositions légales qui leur sont propres, et notamment par celles des articles L. 214-1 à L. 214-25 du Code rural ».

La seconde piste, moins audacieuse, consisterait « à créer une troisième catégorie de biens, celle des animaux, en les considérant comme des ‘biens protégés’. Les biens comporteraient ainsi trois catégories : les animaux, les immeubles et les meubles. Le régime d’appropriation des animaux resterait toutefois soumis aux dispositions du Code civil sur la vente ainsi qu’à celles du Code rural qui leur sont spécifiques » (p. 47). Concrètement, le titre du Code civil consacré à la distinction des biens serait réorganisé : après un article 516 disposant que « les biens comportent d’une part les animaux, qui sont des biens protégés en leur qualité d’êtres vivants et sensibles, d’autre part les immeubles et les meubles », un premier chapitre serait consacré aux animaux. Il comprendrait deux articles : l’article 516-1 disposant que « les animaux sont des biens qui font l’objet d’une législation protectrice particulière, édictée dans leur intérêt propre. Leur mode d’appropriation est régi par les dispositions du Code civil sur la vente et par les textes spécifiques du Code rural » et l’article 516-2 reprenant la teneur de l’article 515-11 de la première proposition (cf. supra). Comme dans le premier• projet, les articles 524 et 528 seraient réécrits (l’article 524 subirait les mêmes modifications ; l’article 528 deviendrait « Sont meubles par leur nature, les choses inanimées qui ne peuvent changer de place que par l’effet d’une force étrangère »). Par ailleurs, l’article 537 comprendrait un nouvel alinéa (« Les animaux, biens protégés, doivent être respectés par leurs propriétaires, qui ont l’obligation de les placer dans des conditions conformes aux impératifs biologiques de leur espèce et d’assurer leur bien-être. Ils ne doivent jamais être soumis à des mauvais traitements, à des sévices graves ou à des actes de cruauté »), tout comme l’article 544 (« La propriété des animaux, biens protégés, est limitée par les dispositions légales qui leur sont propres »).

Avant même d’aborder le fond du rapport, une remarque sur sa forme. Le rapport s’apparente plus à un acte de lobbying qu’à un rapport objectif permettant au gouvernement de prendre, en toute connaissance de cause, l’initiative d’une réforme : sans doute désireux de ne pas masquer ses convictions, le rapporteur a pris le soin de faire figurer sa qualité de Trésorière de la ligue française du droit -des animaux sur la page de garde ; les associations auditionnées sont uniquement des associations ou des fondations protectrices des animaux ; les juristes consultés sont connus pour leurs prises de position pour la cause animale. Il ne s’agit évidemment pas ici de mettre en cause les opinions des uns ou, encore moins, les compétences des autres mais il semble que, pour être efficace, un rapport doit rester objectif et faire état de toutes les opinions émises… quitte à s’en écarter ensuite. Ainsi, certains auteurs qui, sans être spécialistes des animaux, sont des spécialistes du droit des biens auraient utilement pu être consultés. Certes, fera-t-on valoir, leurs écrits ont parfois été référencés ou évoqués ; mais, répliquera-t-on, si leurs lignes ont été aussi bien lues et comprises que leur nom orthographié (par exemple, « Théodore Revet » ou « Rémy Liebchaber » à la page 8), il y a quelque doute à nourrir sur l’attention qui a été portée à leur argumentation (par exemple, le rapport retient de l’article de Rémy Libchaber – La recodification du droit des biens, Le Code civil, 1804-2004, Livre du Bicentenaire, Dalloz-Litec, p. 297 et s. – la difficulté d’intégrer l’animal dans l’actuelle dichotomie personne/bien mais il tait la conclusion de l’auteur : «Il faut laisser l’animal du côté des biens, sans pour autant qu’il doive être traité comme de la matière morte ou indifférenciée »). Ce manque de considération pour les idées de ceux qui estiment que l’animal peut être utilement protégé tout en restant un bien, fut-il meuble, conduit donc à espérer que le Ministère de la Justice sollicitera d’autres avis avant de lancer la réforme attendue.

En dépit de ces travers sans doute dus à l’enthousiasme de son auteur, le rapport invite à une stimulante réflexion sur la place de l’animal. Se servant des nombreux écrits dénonçant l’inadéquation de l’actuelle classification des biens le rapport insiste sur l’évolution des mentalités depuis 1804: « le concept de l’animal-chose, vu sous le seul aspect de sa valeur marchande et patrimoniale, s’est normalement intégré, en 1804, aux dispositions relatives au droit de propriété. Or, ce concept est désormais périmé. 11 est remplacé par celui de l’animal-être sensible. Celui-ci répond à une qualification complexe, sa double nature d’être juridique appropriable d’une part, d’être vivant et sensible d’autre part, ne permet de l’inclure ni dans les personnes ni dans les biens. La question est de savoir quelle est la caractéristique qui doit l’emporter. Sur le plan qui nous paraît s’imposer, qui est celui d’une hiérarchie des valeurs morales, c’est incontestablement la valeur intrinsèque de l’animal qui doit prédominer sur la valeur purement patrimoniale » (p. 40 et 41). C’est donc la sensibilité de l’animal qui justifierait, a maxima, son extraction de la sphère des biens et, a minima, une place particulière au sein des biens. On mesure ici l’un des mouvements dialectiques qui animent le droit des biens : là où le droit a recouvert « le monde bariolé des choses d’un uniforme capuchon gris, la notion de bien » (J. Carbonnier, Droit civil, vol. II, Les biens, les obligations, PUF Quadrige, 2004, n0707), lesdites choses tendent à rejeter ce capuchon pour imposer au droit leur nature propre et justifier d’un régime juridique aménagé. Illustrant cette dialectique (« La détermination de la catégorie dans laquelle doit être placé un être ou un objet ne peut se faire sans avoir d’abord recherché el défini la nature de cet être ou de cet objet. On pourra ensuite en déduire le régime juridique applicable », p. 26), le rapport souligne la particularité des animaux : il préconise, quelle que soit la piste de réforme suivie, de définir l’animal. Cette définition se fait de manière positive ou de manière négative.

* De manière positive, l’animal est défini comme « un être vivant doué de sensibilité » (projet n°1, ait 515-9), « un bien protégé en sa qualité d’être vivant et sensible » (projet n°2, art. 516), « un bien qui fait l’objet d’une législation protectrice particulière édictée dans son intérêt propre » (projet n°2, art. 516-1). Ces définitions ne sont guère satisfaisantes : soit elles peuvent s’appliquer à l’homme (l’homme est aussi un être vivant doué de sensibilité), soit elles fondent la spécificité animale sur un élément qui lui extrinsèque i-e l’existence d’une législation particulière édictée dans son intérêt (sur ce point, cf. infi.a).. La raison de cette difficulté à définir l’animal en lui-même tient à ce que, anthropologiquement, l’animal a toujours été opposé à l’homme. A défaut de dire ce qu’est l’animal, il est plus simple de dire ce qu’il n’est pas.

* De manière négative, le rapport souligne que l’animal ne peut s’insérer dans les structures classiques du droit civil : en tout état de cause, il n’est pas une personne ; dans le premier projet, il n’est pas non plus un bien ; dans le second projet, il reste un bien mais n’est ni un meuble, ni un immeuble.

– L’animal n’est d’abord pas une personne. Le rapport indique fermement que la « personnalisation de l’animal » est une question encore controversée (p. 7) : si la thèse de notre collègue J.-P. Marguénaud tendant à conférer à l’animal une personnalité finalisée (J.-P. Marguénaud, La personnalité juridique des animaux, D. 1998, ciron., p. 205) est évoquée, elle n’est finalement pas retenue car, nous dit-on, la perception de l’animal comme un titulaire de droit subjectif conduirait à un affaiblissement de la dignité de la personne humaine. De fait, les différents projets évitent soigneusement de reconnaître des droits aux animaux : leurs propriétaires ont des devoirs envers eux sans que cela ne les métamorphosent en créanciers (par exemple, second projet, art.537). Quoiqu’il en soit, certaines associations auditionnées n’ont pas caché leur volonté de doter, à terme, l’animal d’une personnalité juridique propre (p. 32). 11 en va donc ici comme en d’autres matières : les idées avancent à pas feutrés, progressivement, et le débat juridique fait figure d’un jardin d’acclimatation…

– L’animal ensuite, si l’on retient le premier projet, n’est pas un bien. Cette extraction de l’animal de la sphère des biens se fait de manière presque implicite, à la différence de nombreux pays voisins qui ont clairement admis que les animaux ne sont pas des choses (Code civil autrichien, §285 a ; Code civil suisse, art. 641 ; BGB, art. 90). Plusieurs arguments sont avancés pour justifier cette disqualification : un argument « éthique » d’après lequel il existerait une contradiction entre la protection de la sensibilité animale et le droit de propriété ; un argument de cohérence puisque le Code civil « s’alignerait » sui le nouveau Code pénal qui n’a pas classé le délit d’acte de cruauté envers des animaux dans le livre consacré aux crimes et délits contre les biens ; un argument prospectif puisque l’extraction des animaux de la catégorie des biens permettra d’accueillir sans difficulté une législation que l’on annonce foisonnante à l’avenir. On avouera n’être en rien convaincu de ces arguments.

D’abord, l’affirmation que les règles protectrices des animaux seraient édictées dans leur intérêt propre, rendant impossible l’exercice d’un droit réel à leur endroit (pour l’exposé de cette présentation, voir J.-P. Marguénaud, la personnalité juridique des animaux, art. prés.) est discutable : en effet, « l’animal n’est pas protégé en raison de sa nature propre mais parce que la sensibilité humaine accède à sa souffrance et consent à étendre sur lui la protection de la loi » (R. Libchaber, Perspectives sur la situation juridique de l’animal, RTD civ. 2001, p. 239). La sensibilité de l’animal n’enlève ni n’ajoute à sa protection : comme un monument historique, comme un livre précieux, l’animal est protégé parce qu’il concentre sur lui des intérêts (affectifs, culturels, historiques…) qui, dignes de protection, justifient des limitations à l’exercice du droit de propriété dont il est l’objet. La sensibilité de l’animal ne fonde pas la protection dont il est l’objet. Bien mieux, les spécialistes du droit des biens ont montré que ces mesures de protection (rappelées par les nouvelles rédactions proposées pour l’article 544) n’altèrent en rien l’essence du droit de propriété : ce ne sont que des contraintes externes qui n’entament pas le rapport d’exclusivité unissant le propriétaire et sa chose (Th. Revet, Le Code civil et le régime des biens : questions pour un bi-centenaire, Droit et patthnoine, mars 2004, p..20 et s., spéc. p. 25 ; F. Zénati, Th. Revet, Les biens, ops.cit., n°99).

Ensuite, et surtout, dès lors qu’il reste appropriable (cf. projet n°1, art. 515-10), l’animal demeure automatiquement un bien. Les catégories de personnes et de biens sont trop imbriquées l’une dans l’autre pour laisser un interstice dans lequel pourrait se glisser une troisième catégorie : en effet, c’est par rapport aux personnes que les biens se définissent. Les biens sont faits « de tous les objets dont les personnes peuvent avoir le désir… A la subjectivité de la notion de personne répond le caractère objectif de celle de biens ; le lien tendu entre les deux n’est autre que la propriété, relation privilégiée par laquelle les individus assouvissent juridiquement leurs désirs » (R. Libchaber, La recodification du droit des biens, art. préc., n°22). Imaginer qu’une entité puisse être appropriée mais ne soit pas un bien conduit donc à une aporie : en restant appropriable, l’animal reste un bien.

– L’animal, enfin, si l’on retient le second projet est un bien mais n’est ni un meuble, ni un immeuble : il est un « bien protégé ». La satisfaction des défenseurs de la cause animale n’est alors que symbolique : elle conduit cependant à quelque incohérence et demeure inopportune. Soucieux de ne pas les qualifier d’immeubles par destination, l’article 516-2 définit comme des accessoires non détachables d’une exploitation agricole les animaux qui ont été placés pour le service de l’exploitation du fonds ; de fait l’article 524 relatif aux immeubles par destination est expurgé de toute référence animale. Dira-ton alors qu’il y a une différence de régime entre les animaux « accessoires non détachables d’une exploitation » et les immeubles par destination ? Sans doute pas. A peine extrait de la distinction meuble/immeuble, l’animal y replonge, preuve de l’incohérence de son émancipation. De plus, la création d’une troisième catégorie de biens, à côté des meubles et des immeubles, est inopportune, Cette troisième catégorie n’atténuera pas les critiques adressées à l’actuelle classification des biens puisque l’immatériel aura toujours autant de peine à entrer dans l’une des trois catégories proposées. Par où l’on voit que la création cette troisième catégorie de biens revient à traiter le problème de la classification des biens par le petit bout de la lorgnette de la protection animale. Quitte à réformer les articles 516 et suivants, autant opérer une réforme d’ampleur qui permettra à l’immatériel d’occuper la place qui lui revient et que l’actuelle rédaction masque.

En guise de conclusion, la « dé-réification » de l’animal a bien du mal à trouver sa voie. Peut-être le débat s’apaiserait-il par le rappel de ce que sont quelques notions fondamentales du droit des biens.

Les choses, d’abord, ne se limitent pas aux objets corporels. Les choses, ce sont les « res » c’est-à-dire des « entités naturelles ou artificielles, corporelles ou incorporelles, qui se distinguent des personnes » (F. Zénati, Th. Revet, Les biens, 2èn’ éd., PUF, 1997, n°1). Affirmer que l’animal est une chose rappelle simplement que l’animal a une existence propre et qu’il ne se confond pas avec l’homme, Cette existence propre et cette irréductibilité à l’homme sont les seuls dénominateurs communs des choses la lumière, les liquides, les voitures, le vent, les animaux, les arbres, les montagnes… sont des choses et donnent un aperçu de leur infini. Affirmer que l’animal est une chose ne revient donc pas à le comparer à une armoire ou à une voiture.

Les biens sont le décalque des choses sur le terrain juridique (J. Carbonnier, Droit civil, vol. H, les biens, les obligations, PUF Quadrige, 2004, n°707). Mais ce décalque n’est pas parfait puisque toutes les choses ne sont pas biens : pour qu’une chose devienne un bien, il faut qu’elle soit susceptible d’appropriation. Saisie par le droit et métamorphosée en bien, la chose s’offre alors à l’emprise de l’article 544 du Code civil. Affirmer que l’animal est un bien .rappelle simplement que l’animal est susceptible d’appropriation mais ne présuppose en rien qu’il soit confondu avec d’autres biens. Le régime des biens est en effet différencié et rien ne s’oppose à ce que l’animal bénéficie de règles particulières : avec d’autres biens, l’animal pourrait être qualifié de bien subjectif, c’est-à-dire de bien qui, dans l’esprit de son propriétaire, ne se réduit pas à sa simple valeur vénale (R. Libchaber, La recodification du droit des biens, art. préc., n°35). Pour admettre cela, point n’est besoin d’extraire l’animal de la sphère des biens.

Si la présentation du droit des biens dans le Code civil a pu paraître démodée aux auteurs du projet, c’est parce, obnubilés par la cause qu’ils défendent, ils n’en n’ont pas compris le sens. L’appartenance de l’animal aux biens n’interdit pas leur protection. Aimera-t-on plus son chien, son chat ou son poisson rouge quand le droit l’aura qualifié d’animal (ni personne, ni bien) ou de bien protégé (ni meuble ni immeuble) ? La confiance dans les vertus de la loi est décidément bien étrange.

…………..

JBS