Observatoire National des Cultures Taurines

Observatoire National
des Cultures Taurines

À l’occasion des commémorations, cette année 2017, du centenaire de la naissance de Manolete le 4 juillet dernier et des 70 ans de sa mort tragique à Linares le 29 août prochain, François Zumbiehl nous confie un texte à la fois précis, dense et profond qui, au-delà du mythe, nous restitue, avec une impeccable pertinence, un Manolete tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le change.

Ce n’est pas étonnant puisque qu’il est l’un des meilleurs connaisseurs de la tauromachie de ce “calife de Cordoue” et de son histoire. Il faut lire, à cet égard, le remarquable essai qu’il a publié en 2008 et où il écrivait dans la présentation qu’il en avait faite :
[ … Fort des informations et des témoignages recueillis, je me suis attelé à la tâche, un peu téméraire, de conjecturer ce que Manolete aurait eu à nous dire, s’il avait eu le loisir et la volonté de franchir la barrière de son silence. J’ai tenté de restituer sa voix, de pénétrer autant qu’il était possible le mystère de sa fragilité seigneuriale, de remonter à la source de son exigence mortelle.]  

Image de la première de couverture ci-contre et lien utile ici.

 

Manolete, torero mythique ; torero mystique

 

On fête donc cette année le centenaire de la naissance de Manuel Rodríguez Manolete et, le 28 août prochain, les 70 ans de sa blessure mortelle à Linares. Cette mort croisée avec celle du toro de Miura, Islero, son agonie se prolongeant jusqu’au petit matin avec ses dernières gouttes de sang mouillant les draps et le plancher de l’hôpital, sa figure austère et allongée, rappelant celle d’un martyr du Greco, ont consacré son mythe, qui s’était d’ailleurs construit de son vivant, par son règne sans partage sur la tauromachie de l’après-Guerre Civile. Plus que toute autre figure historique du toreo, Manolete a fait l’objet d’une très abondante littérature : 300 essais et biographies, quatre romans et plus de 800 poèmes comptabilisés par l’éminent manoletologue Fernando del Arco, sans parler des innombrables articles qui lui ont été consacrés ! Certes, les critiques n’ont pas non plus manqué sur son style jugé par certains hétérodoxe, sur les dérives dont on l’a rendu responsable – lui ou plutôt son mentor, José Flores Camará , favorisées, il est vrai, par ces temps de convalescence politique et économique : diminution de l’âge et du poids des bêtes, cornes « arrangées »… Mais, entre les extrêmes du mythe et de la démystification, il y a, solidement implanté, l’immense respect que des grands toreros, ses contemporains, aussi éloignés de la conception manoletiste que Pepe Luis Vázquez ou Luis Miguel Dominguín, ont déclaré ressentir pour la personnalité humaine et artistique du Calife.

Il faut dire que le « chemin de perfection » (j’emprunte cette expression à Thérèse d’Avila !) parcouru par Manolete pour parvenir à ce qu’il a été, comme celui de la plupart des grandes figures de la sainteté, de la pensée ou de la création artistique, a été difficile et semé d’embûches. Le jeune Manuel Rodríguez appartient par plusieurs branches familiales aux dynasties toreras les plus prestigieuses de Cordoue, mais son père, surnommé également Manolete, termina sa carrière dans l’insuccès, et sa mère, doña Angustias, veuve de deux matadors, s’efforça de détourner son fils du métier, afin de lui éviter les déconvenues qu’avaient connues ses deux maris successifs. Il lui fallut alors s’ouvrir la route par lui-même, tel le plus modeste des apprentis-toreros, à l’affût des tientas dans le campo et des corridas de village, en s’engageant même dans la troupe taurino-comique Los Califas – ironie du destin puisque les aficionados de sa ville natale finiront par l’honorer de ce titre ! – pour se produire dans la partie « sérieuse » du spectacle (c’est ainsi qu’il toréa pour la seule fois de sa carrière à Arles et en France). Adolescent malingre et dégingandé, aux oreilles décollées, il n’était pas non plus aidé par son physique. Comme Belmonte il lui fallut apprendre à assumer son corps et à tirer parti de ses faiblesses, en l’occurrence à acquérir une assise et, pour son toreo, un centre de gravité, qu’il trouva presque aussitôt dans l’authenticité et l’art exceptionnels avec lesquels il porta les estocades. Il s’engageait à fond derrière l’épée – et tel fut le cas lors de la dernière mise à mort – sans mesurer le risque. Son regard et sa volonté se fixaient sur ce point de la croix, comme s’il devait ouvrir là l’unique serrure de toute sa vie. Cette exigence qu’il s’imposait dans la réalisation de la suerte suprême fut payée de cinq blessures graves, parmi lesquelles celle de Saint-Sébastien, en 1942, qui lui imprima près de la commissure des lèvres la fameuse cicatrice, et celle, mortelle, de Linares. Sa volonté obstinée lui permit d’atteindre la solidité et la vérité de sa tauromachie, soutenue par trois piliers : le sitio où il convient de se situer et surtout de se maintenir pour que les toros n’aient d’autre ressource que de charger, l’immobilité (le terme espagnol, quietud, est tellement plus évocateur !), une fois trouvé le sitio, qui fait qu’on peut assumer et dominer les charges de la bête, et la ligazón, faculté d’enchaîner les passes en conservant la position initiale, héritée de son parrain d’alternative, le grand Chicuelo. Après Manolete, et sous son influence, quel torero, tout en cultivant sa différence, ne se sera pas appuyé sur ces trois mêmes piliers ? Les autres qualités qui ont valu à la tauromachie du Calife son impact sont sa recherche de proximité avec les toros, ce qui le poussa dans ses débuts à codillear (ne pas écarter du corps le coude du bras conduisant le leurre) pour les faire passer au plus près, sa torsion habile du poignet pour conduire les charges dans le terrain risqué où il se situait, sa capacité de bâtir une faena avec la plupart de ses opposants, à la différence de ses confrères, en les citant à distance très courte – « à distance zéro, les cornes frôlant son corps », précise Pepe Dominguín dans son livre de souvenirs Rojo y 0ro –, enfin son immobilité et sa verticalité qui poussèrent nombre de poètes à chanter le stoïcisme de son style et à le comparer à l’austère solennité d’un cyprès !

Dans le camp des détracteurs, on lui a reproché son toreo profilé et de ne pas avancer la muleta en provoquant les charges, au point – déclarera un célèbre critique – « d’estomper une moitié de la passe ». On a considéré que c’était là des facilités, des « trucs » comme osa l’écrire Hemingway, sans avoir jamais vu toréer le Cordouan. Si l’on se risque à ces jugements péremptoires et touchant à l’éthique, on pourrait parfaitement soutenir le contraire ; certains ne s’en sont pas privés. On affirmerait alors que la position de profil fait que le toro passe le long du ventre tandis que le torero qui se situe de face ne présente à la bête, à son passage, que la hanche ; et citer avec la muleta légèrement en arrière fait que le corps s’offre à la corne avant que la bête ne parvienne au leurre…Un écrivain et critique aussi avisé que l’Hispano-mexicain Pepe Alameda place Manolete dans la cohorte des grands artistes du « toreo naturel » – opposé au « toreo changé » -, autrement dit de ceux qui laissent le toro aller selon sa querencia naturelle, ce qui le rend plus imprévisible dans sa charge, et donc plus dangereux. Le débat n’est pas près de s’éteindre.

Monarque absolu de la tauromachie durant presque une décennie, tué dramatiquement à Linares, Manolete a donc accédé au rang de mythe. Un mythe, cela s’attaque. De fait le Calife fut copieusement attaqué au cours de sa dernière saison et après sa mort, y compris sur le plan politique. Parce qu’il avait combattu un temps dans le camp « national », on l’accusa d’être un fanatique partisan de Franco (il est vrai que le régime du Caudillo sut efficacement exploiter son image et ses triomphes pour servir sa propagande). Comble de la « légende noire », une chaîne de télévision espagnole, il y a peu, n’a pas hésité à affirmer qu’il s’était plu à estoquer des prisonniers républicains ! Or Manolete n’était animé par aucun fanatisme, et surtout pas en politique. On oublie souvent qu’au cours de ses saisons mexicaines il visita plusieurs fois le Centre Andalou, où se retrouvaient certains exilés de la République, noua des amitiés avec eux, et en particulier avec Indalecio Prieto, ancien chef du Gouvernement de celle-ci, pour lequel il mit cette dédicace sur une photographie : « d’Espagnol à Espagnol ».

Le seul grand échec de Manuel Rodríguez fut sa vie personnelle et sentimentale. Il chercha le bonheur avec la femme aimée, et le trouva parfois, surtout loin de son pays, en terre mexicaine, mais il ne put ou ne sut se libérer des pesanteurs de l’époque, de sa famille et du monde taurin, farouchement hostiles à sa relation avec Lupe Sino, actrice et femme libérée, au surplus soupçonnée de sympathie avec les Rouges. On est saisi par le contraste entre la force inébranlable de sa personnalité taurine et sa faiblesse, voire son immaturité à la ville. Même si la blessure mortelle qui l’a fauché à l’âge de trente ans ne s’était pas produite, on doute qu’il eût été capable d’être heureux en ce monde.

Comme il est éloquent ce portrait au crayon, publié en couverture de la revue El Ruedo à l’occasion de sa mort, et reproduit récemment dans 6Toros6. Le visage gris, au nez allongé et au regard lourd et sombre, est lézardé par la cicatrice qui prolonge la commissure des lèvres. On dirait que la corne du taureau, devançant une quelconque ride, a fixé une moue définitive d’amertume sur ce visage impassible, qui eut à endurer au cours de la dernière saison les cris des détracteurs, lesquels brandissaient leur billet d’entrée pour protester du prix qu’ils avaient payé et exiger qu’on leur en donne davantage pour leur argent.

Mais je ne voudrais pour ma part retenir que deux images : Celle de cette naturelle d’une pureté absolue – où le toro passe à un millimètre du corps – donnée à Barcelone à un Miura[1] plus que respectable (1944), et celle de ces trois véroniques de Mexico, paraphées par la demie, que la pellicule a conservées[2]. La main s’affaisse et la cape s’anéantit en une traîne qui brise net l’élan du toro. Manolete se fige une seconde en statue de sel. Puis, s’élevant légèrement sur la pointe des pieds, le buste tendu, il se remet lentement à marcher, comme pour reconquérir l’équilibre dans un monde de pesanteur. Sans un regard pour la bête laissée derrière lui, il se tourne vers la foule avec un discret sourire. On croit entendre le déferlement de l’ovation saluant un tel panache. Car c’est bien cela qu’il avait au plus haut point.

François ZUMBIEHL

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[1] NDLR : Manolete et un taureau de Miura à Barcelone le 2 juillet 1944, al natural…

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[2] NDLR : À Mexico, le 9 décembre 1945 dans les arènes “El Toreo de la Condensa”, Manolete confirme son alternative. avec pour parrain Silverio Perez et pour témoin Eduardo Solórzano. Le taureau d’alternative s’appelait Gitano et appartenait à l’élevage de Torrecilla. Manolete était récompensé de deux oreilles et de la queue. Son deuxième advesaire dénommé Cocharro le cornéait gièvement dans la cuisse gauche et l’envoyait à l’infirmerie dès l’entame du combat.

Ci, dessous les trois vénoniques et demie données à Gitano, 15 secondes d’éternité…

Cliquer à nouveau sur liimage de la vidéo pour la voir, si souhaité, dans son entier …

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