Observatoire National des Cultures Taurines

Observatoire National
des Cultures Taurines

Je remercie Maria Aguila de Domecq d’avoir bien voulu accepter de nous exposer, sous la forme d’une interview, sa pratique de l’accompagnement psychologique des toreros.

À l’heure où « tout devient psy » il est important d’aller au-delà des idées reçues pour tenter de mesurer la plus-value que peut apporter une psycho patricienne dans ce milieu particulièrement conservateur et attaché à des références fortement ritualisées.

Je commencerai par situer Maria de Domecq au moyen de la petite note biographique  qui suit :

Maria AGUILA de DOMECQ, née Marie-Pierre AGUILA en 1960 à Alger, est d’origine andalouse ; elle a vécu à Toulouse où elle a suivi ses études. De formation juridique elle a tout d’abord opté pour le journalisme de presse, de radio et de télévision. A ce titre elle a notamment parcouru les zones sensibles comme les Balkans ou la Bosnie. Après avoir occupé les fonctions de chargée de communication d’une grande entreprise publique elle s’est orientée vers le métier de psychopraticien qui l’attirait depuis toujours. Aficionado depuis son enfance puis mariée à Juan Pedro DOMECQ, elle s’est intéressée tout naturellement à l’accompagnement des toreros dans leur préparation mentale. Son expérience lui permet de traiter particulièrement la gestion de la peur.

Maria avec son époux Juan Pedro et le matador Daniel Luque dans les arènes de Nîmes

Elle a publié aux éditions de l’Ixcea un premier ouvrage de chroniques de la vie ordinaire intitulé VIENTO… « N’écoute les conseils de personne, sinon du vent qui passe et nous raconte les histoires du monde… »

Par ailleurs chroniqueur taurin en France et en Espagne elle signe ses papiers sous le nom de Maria Corbacho. Mais ses multiples talents ne s’arrêtent pas là puisqu’elle s’est essayée avec succès à la photographie, une autre de ses passions ; en 2012 son exposition MIEDO a été saluée à la galerie Atalante à Madrid et à Nîmes.

« Morante de la puebla » par Maria de Domecq

Maria AGUILA de DOMECQ est également membre fondatrice du « Foro Mujeres » reconnu comme étant un kaléidoscope de talents et présidé par Maria Luisa de CONTES, Secrétaire Générale de Renault Espagne ; c’est une émanation de l’association d’amitié franco-espagnole DIALOGO, reconnue d’utilité publique et placée sous le haut patronage du Président de la République Française et de S.M. le Roi d’Espagne.

 

À la suite de l’interview de Maria de Domecq, j’ai interrogé le matador de toros Mathieu Guillon qui a récemment bénéficié de son aide psychothérapique. J’ai reproduit ses réponses, infra, à titre d’exemple et d’illustration.

N.D.L.R. : À l’intention des visiteurs de ce site qui seront  intéressés par cette approche psychologique de “la corrida de toros”, mais qui ne sont pas particulièrement aficionados, nous avons ajouté, dans le texte ci-dessous, des notes de bas de page réactives afin d’expliciter les mots ou expressions espagnols qui appartiennent à un jargon taurin plus ou moins impénétrable pour les profanes.

 

L’interview

 

– Bonjour Maria Aguila de Domecq.

– Bonjour Dominique

Quelle est votre formation ?

– Mon parcours est très atypique.

J’ai d’abord été journaliste, à la radio, en presse écrite et à la télévision. En free-lance, dans les Balkans, j’ai vécu l’impact de la peur au quotidien sur les populations. Mieux connaître les « ressorts » des émotions humaines, comprendre et accompagner vers un mieux-être, voilà ce qui comptait pour moi et j’ai démarré une autre aventure professionnelle.  

Il y a des années maintenant, je me suis remise à étudier, et je continue chaque jour de ma vie.  Les thérapies comportementales, la psychanalyse, les thérapies systémiques…

Aujourd’hui psycho-praticien, je suis formée également en nutrition ortho-moléculaire et étudie la médecine traditionnelle tibétaine (je rentre d’ailleurs d’un séjour de plusieurs semaines au Bhoutan). Spécialisée dans la peur, j’étudie également les ressorts des émotions au travers des avancées en neurosciences.

– Quelle est votre approche psychanalytique ?

– La psychanalyse a servi de fondement à ma réflexion et chaque jour je comprends davantage à quel point, avec la découverte de l’inconscient, beaucoup des mystères de notre vie quotidienne ont été en partie expliqués. Freud, Lacan, Dolto ont profondément marqué et ma pensée et ma pratique.

Ma passion pour la tauromachie et son rapport avec l’inconscient collectif m’ont amenée à m’intéresser aux théories Junguiennes sur les archétypes.

– Peut-on dire que l’inconscient collectif créé par le monde de la corrida constitue un archétype exemplaire, je pense au matériel psychique qu’elle a rassemblé en accumulant les « pensées préexistantes » qui lui sont si spécifiques ?

– La réponse serait très longue à développer, mais si nous étudions l’inconscient collectif créé par le monde de la corrida au regard des critères de Jung sur les archétypes, il est indéniable que cet inconscient possède une fonction créatrice.

La richesse de la création artistique est une réponse, Francis Wolff parle de l’éclat universel de la corrida: «une universalité qui a permis de toucher les plus grands peintres, les plus grands écrivains, les plus grands cinéastes… ».

Par ailleurs sa dimension numineuse, son lien avec le sacré est démontrée. La corrida est un rite, et à nouveau je citerai Wolff, « qui comme tous les rites de toutes les religions institués et tous les mythes des peuples de la terre, redit indéfiniment un même récit archaïque, le combat de la Nature et de la Culture. ».

Le spectacle tauromachique comporte, selon Michel Leiris, « la perspective fertile d’un mythe réactivé à chaque représentation ».

– Comment articulez-vous le travail sur la psyché et les méthodes comportementales et cognitives ?

– Aujourd’hui, plus que jamais, nous sommes à un carrefour entre deux conceptions qui se sont souvent opposées : la psychologie et les neurosciences.

Nous pourrions parler d’une « psychologie scientifique », comme le dit le professeur Olivier Houdé, Directeur du Laboratoire de psychologie du développement et de l’éducation de l’enfant (CNRS). Cela ne veut pas dire que la psychologie n’avait pas déjà une ambition scientifique, mais explique-t-il « de nos jours, la psychologie se fonde de plus en plus sur les mécanismes neurobiologiques qui contrôlent le cerveau ».

– Les approches comportementales et cognitives sont souvent considérées comme relevant de techniques d’apprentissage voire de dressage par les psychanalystes critiques ; quels sont vos arguments pour en justifier le recours ?

– Comprendre et apprendre !

Prenons la peur, nous ne sommes pas égaux face à cette émotion. Notre appréhension de cette émotion est notamment influencée par notre histoire.

Quelqu’un vient travailler avec moi sur la peur, c’est bien de son histoire à lui dont il s’agit et souvent, cette peur est en lien avec un souvenir de l’enfance, une expérience « emmagasinés » en lui, sans le savoir. C’est également en lien avec son milieu et comment il a été éduqué à la peur.

Une fois cette trame décryptée, des exercices liés aux techniques comportementales et cognitives permettent de renforcer le contrôle sur une émotion que l’on a appris à identifier et dont on sait pourquoi elle a eu de l’impact dans notre vie.

Les techniques comportementales vont permettre au torero d’avoir une tolérance accrue aux émotions négatives, avec l’émergence de comportements mieux adaptés.

– Faites-vous des différences entre les fonctions de psycho praticien et de préparateur mental ? Si oui quelles sont-elles ?

– Absolument et je vais vous répondre par un exemple.

Un torero est venu me voir, il traversait une temporada[1] marquée pars des échecs répétés lors de la mise à mort. Intuitivement il sentait que quelque chose clochait en lui. Peu à peu nous comprenons ce qui l’empêche de réussir : il s’interdisait de triompher car sa famille était depuis plusieurs mois en deuil d’un proche.

Inconsciemment il ne pouvait pas, par loyauté à la tristesse qu’imposait le deuil de ce proche, être heureux de triompher. Une fois pris conscience de cela, nous avons travaillé, il coupa deux oreilles la corrida suivante.

C’est là le rôle du psycho-praticien.

Un peu plus tard il vint me voir pour renforcer sa concentration, maîtriser son stress, gérer ses émotions, et là c’est plutôt le rôle du préparateur.

– Outre votre excellente connaissance du monde taurin quelles sont les raisons qui vous ont amenée à vous orienter vers les toreros ?

– La peur, cette émotion si puissante et si universelle et les tabous qu’elle soulève dans le monde taurin. Beaucoup de gens croient que le torero est un être à part, qu’il n’est pas soumis à la peur. C’est faux, je vous le certifie, par expérience, TOUS LES TOREROS ONT PEUR !

J’ai la chance de côtoyer de nombreuses figuras[2] et des novilleros[3] parfaitement inconnus, ils parlent tous de la peur. Par ailleurs en tant que chercheur, j’ai accès au fond complet de la Bibliothèque Nationale de Madrid et j’ai lu les témoignages des toreros qui ont marqué l’histoire de la tauromachie, ils ont TOUS connu la peur ; Belmonte, Frascuelo, Manolete, El Gallo…

Je crois qu’il fallait enfin leur donner la possibilité d’en parler et aussi de pouvoir gérer cette émotion qui a un impact impressionnant sur le torero.

– Quelles sont les spécificités du monde des toreros ?

– À cinq heures de l’après-midi, un homme en habit d’un autre siècle, s’enferme dans un Colysée pour affronter une bête fauve et à la fois son propre destin.

Rien n’est anodin, rien n’est comme ailleurs. Toutes les émotions sont exacerbées, les détails prennent des allures de rituel sacré et les choses qui nous semblent fondamentales perdent de leur importance quand approche l’heure du paseo[4].

À l’hôtel, on ne réveille pas un torero comme on réveille un footballeur.

La mort, la peur rodent comme des prédateurs faméliques et les joies explosent comme des bombes incendiaires.

Rien n’est tout à fait pareil, les toreros ne sont pas tout à fait comme les autres.

– Certes le sentiment de peur domine mais y-a-t-il d’autres situations qui se prêtent à ce type d’interventions : gestion dans la durée de la carrière, despedida[5], rapport au public ?

– À nouveau j’insiste sur le fait qu’un préparateur travaille sur la gestion des émotions, toutes les émotions. Il y a donc tout au long d’une carrière de torero, de multiples situations pour lesquelles il peut nous demander de l’aide.

– Un torero bénéficie d’un entourage professionnel particulièrement proche : l’apoderado[6], le mozo de espada[7], l’ayuda[8], la cuadrilla[9] ; que pouvez- vous apporter en plus ? Est-ce que votre intervention exige leur accord ? Leur neutralité ? Un travail avec eux est-il parfois nécessaire et possible? Le travail doit-il être tenu secret ou l’information peut-elle se partager ?

– Je n’interviens ni pour la signature d’un contrat, ni sur l’appui technique.

Mon travail est lié à la gestion des « interférences » qui peuvent empêcher le torero de se dédier au toreo[10], à l’aider à renforcer sa concentration, sa motivation et  à gérer ses émotions.

Le valet d’épée a un rôle très important et pouvoir compter sur son appui est un plus. Comme je vous l’ai expliqué, lors d’un programme de préparation tout compte et notamment l’alimentation.

L’alimentation permet de maintenir l’équilibre du métabolisme et donc la pharmacie interne qui contribue au maintien de la concentration, de l’auto-estime, etc… Comme il participe du quotidien du torero, s’il collabore, il peut veiller à l’alimentation, à la boisson… Il peut aussi m’alerter des tensions que traverse le torero, à la qualité de son sommeil. J’ai travaillé auprès de figuras, en équipe (apoderado, préparateur physique, mozo…) et c’est un vrai luxe !

Mais il faut aussi savoir que certains toreros viennent me voir « en cachette », pas question pour eux de dire qu’ils viennent travailler sur la peur ou le doute.

– Pour revenir aux archétypes, quelle place doivent occuper les superstitions et le passage à la chapelle ? A ce sujet mesurez-vous une évolution des comportements parmi les nouvelles générations ?

– Le torero est profondément humain, si humain qu’il a peur et cherche à poser des lois là où parfois le hasard mène la danse : « chaque fois que je mets ces zapatillas[11], je coupe des oreilles ![12] ».

Il faut respecter les croyances qui apaisent, mais éviter que le torero ne s’enferme dans les rituels conjuratoires et devienne prisonnier du poids du rituel.

On pourrait dire que plus un torero est apaisé, moins il va avoir tendance à être extrêmement superstitieux.

Ces remarques ne concernent pas la foi proprement dite.

Quant à passer par la chapelle, je crois que c’est important, même si on n’est pas croyant, pour prendre le temps de s’isoler et de se concentrer un instant, dans le calme, avant le paseo.

– Dans un secteur particulièrement conservateur et frileux au changement comment est accueilli l’intervenant nouveau que vous êtes? De telles méthodes de préparation sont admises chez les athlètes de haut niveau, qu’en est-il chez les toreros ? Comment interpréter l’émergence tardive de la préparation mentale ?

– On pense communément qu’un torero n’a pas à se préparer la cervelle !

C’est un milieu traditionnel où la phrase que j’entends sans cesse dans le ruedo[13] (et je vous prie de m’excuser de vous la livrer brute de coffre), et qui se martèle à longueur de tentaderos[14] et de corridas : « si un torero a des c……. il peut tout affronter ! ».

Et bien par expérience je peux vous dire que ces attributs ne suffisent pas !

José Tomas explique très bien l’importance de la préparation mentale : « Tu dois prendre en compte la possibilité de mourir, tu dois être prêt à ça. Et tu dois avoir peur, et apprendre à surmonter cette peur, à la gérer, parce que tu ne peux pas l’ignorer ; c’est une folie de renoncer à la peur. Les grandes « tardes »[15] viennent les jours où tu as peur avant d’aller aux arènes, parce que tu dois sortir en assumant le risque, en l’acceptant avant que ça se produise. Je crois que le mental joue un rôle essentiel pour un torero, parce que toi, malgré tes émotions et la peur que te procure cet animal, tu dois le toréer et ton corps doit faire pas mal de choses  et si ton mental te bloque, tu ne peux pas le faire. Avec le mental tu te domines et en te dominant tu domines le taureau. »

Je vous livre une conversation que j’ai eue il y a quelques jours, avec des toreros à Las Ventas (nom des arènes de Madrid):

–      « Bon, comment vous préparez-vous à ce défi qu’est toréer à Madrid, pas physiquement ni techniquement, mais mentalement ?

–          Et ben…dès qu’on a son nom sur l’affiche on ne dort plus.

–          Mais c’est important de dormir !

–          Oui, c’est pourquoi on prend des pastilles »

Ça me fait bondir ! Car les toreros avec qui je travaille arrivent à bien dormir, même avant une course. Ils ont du stress mais contrôlé, ils ont appris les techniques qui leur permettent de mieux gérer la pression et donc de ne pas avoir des interférences au moment de toréer mais aussi avant les rendez-vous importants.

On a peu de connaissances sur le domaine de la préparation mentale dans le domaine de la tauromachie et peut-être est-on un peu réticent. On considère que la peur fait partie des aléas de la profession et qu’il faut faire avec.

Je dis qu’on peut nettement améliorer le bien-être au quotidien du torero dans ce domaine et qu’on peut l’aider à mieux se dédier à son toreo.

– Comment est accueillie une femme dans ce mundillo[16] très masculin, voire machiste ?

– Par les toreros plutôt bien, ils parlent à une femme qui sait de la peur, ils ne sont pas gênés de pleurer ou de confier leurs doutes à une femme.

Je peux être là pendant l’habillage et parfois même certains me demandent de les accompagner à la chapelle.

Pour le mundillo en général c’est parfois plus difficile. Je me souviens d’un jour où mon mari avait choisi d’être en barrera pour voir une corrida et je devais être dans le callejón[17] pour accompagner un torero. Et bien on nous avait assigné les places nominatives contraires, il était inconcevable que mon mari puisse vouloir être en barrera[18] !

Une autre fois le torero a dû venir me chercher dans le patio de cuadrilla[19], après le paseo, on ne voulait pas croire que j’étais le préparateur du maestro et on ne me laissait pas rejoindre l’équipe dans le callejon.

– Être Madame Domecq constitue-t-il un handicap ou un avantage ?

– Si je n’avais pas vécu auprès d’un des plus grands ganaderos[20] du monde, je n’aurai pas eu l’expérience nécessaire pour exercer mon métier.

Juan Pedro Domecq a dédié sa vie à la tauromachie, il en connaissait tous les ressorts, toutes les émotions. Ayant lui-même toréé énormément au campo[21] et même en festival, il avait une connaissance technique prodigieuse et un sens artistique aiguisé. J’ai appris beaucoup à ses côtés pendant les tentaderos et nous échangions tous les jours, pendant des heures, à la fois sur les taureaux mais aussi sur le comportement de tous les toreros.

Il était si proche des figuras qui ont marqué notre époque ! Sans nos échanges, j’aurais eu du mal à poser les fondements de mes convictions et à les mettre en pratique en inventant les programmes de préparation propres à chaque torero. Je pense à lui à chaque instant et il continue à impacter mon travail. Ce n’est ni un handicap ni un avantage, c’est une chance inespérée et un honneur que d’avoir été l’épouse d’un homme tel que lui.

– Qui doit faire le premier pas ? En pratique qui fait le premier pas ? Un torero en perte de repère peut-il faire la démarche de lui-même ? Quelle place pour ce type d’aide dans un milieu où il n’est pas habituel de livrer ses faiblesses fussent-elles transitoires ?

– Vous imaginez bien qu’un torero ou un novillero ne vient pas me voir quand tout va bien. Il vient après une blessure, ou des échecs à répétition, ou parce qu’il doit affronter de nouveaux défis. Parfois c’est l’apoderado qui me contacte, parfois c’est le bouche à oreille entre toreros, d’autre fois encore, ils ont lu un article sur mon travail dans la presse et cela les pousse à m’appeler.

Il m’est arrivé de prendre les devants, et de parler avec eux après une course.

– L’alliance doit être parfaite entre le sujet et le préparateur thérapeute, comment cela se concilie-t-il avec l’errance du torero ? Y a-t-il une partie de travail à distance ?

– Et bien maintenant vous connaissez l’errance du préparateur mental.

Je ne conçois pas de ne pas « voir » sur le terrain le matador ou le novillero en situation. C’est en observant, en scrutant les comportements que se construit petit à petit le programme. On débriefe toutes les courses, les festivals, les tentaderos, tout est utile !

Quand nos agendas nous empêchent d’organiser une session de travail, nous utilisons internet et la webcam pour faire un point.

Je dois ajouter que les exercices entre les séances sont essentiels ! Ils sont indispensables à l’érosion de l’hyperréactivité émotionnelle et à la neuro-plasticité du torero, un peu comme les gammes pour un pianiste concertiste.

Pour l’anecdote, il m’est arrivé lors d’une temporada que deux toreros en programme de préparation coïncident dans le même cartel et j’avais apporté une aide ponctuelle au troisième. C’est assez prenant comme corrida, vous en sortez vidée !!!

– Nous connaissons tous l’insensibilité du torero à la douleur physique et le report au-delà du raisonnable du seuil de résistance,  qu’en est-il en matière de douleur mentale ?

– Nous pouvons voir aujourd’hui, grâce à l’imagerie cérébrale l’impact de la peur sur le cerveau d’un torero. Je suis en contact régulier avec le docteur Alcala, neurobiologiste qui travaille sur ce thème.

Nous pensons que le cerveau d’un torero est différent du commun des mortels.

Par exemple il exploite les deux hémisphères du cerveau, alors que nous avons tendance à en utiliser un seul. Ce qui pourrait expliquer qu’il possède une véritable autoroute de l’information et qu’il aurait ainsi plus d’intuition.

Sa chimie cérébrale est aussi différente car elle est directement impactée par les coups de boutoirs consécutifs à la peur qui provoque chez lui, un véritable chaos de neurotransmetteurs. Avec ces attaques d’anxiété à répétition, le cerveau du torero est modelé par la peur depuis les premières étapes de sa vie comme novillero. La norépinephrine, la sérotonine et la dopamine impactent son organisme et son comportement.

Vous comprendrez immédiatement l’importance de se préparer, de pouvoir modérer l’impact de ces attaques sur son cerveau.

– Comment gérez-vous le risque de dépendance ?

– Je ne saisis pas très bien votre question car tout mon travail tend à l’autonomie de la personne. Il s’agit en effet qu’elle comprenne très vite comment elle a fonctionné jusque-là, l’aider à mettre en place des comportements mieux adaptés et lui permettre très vite de pouvoir gérer elle-même le stress, la concentration, la respiration…

Ce que j’entends entre les lignes de votre question, c’est quelque chose qui pourrait avoir un lien avec le rituel: si mon préparateur n’est pas là vers qui je pourrais me tourner pendant la course, et si je, et si…

Mais le but est de ne plus être dans l’hypothétique et dans la ritournelle infernale des « ET SI… ».

J’ai pour habitude de dire que le torero est une radio qui, à cinq heures de l’après-midi, doit émettre un programme, s’il y a des interférences, impossible ni d’émettre ni de capter…

La dépendance est une interférence, comme la peur ou le doute ou les problèmes personnels.

– Depuis quand exercez-vous ? Quels résultats mesurez-vous ?

– Auprès des toreros j’ai attaqué ma cinquième temporada. La stricte confidentialité est indispensable, et vous ne pouvez pas parler des figuras avec lesquelles vous avez travaillé ou celles qui sont en programme avec vous.

Mais je peux dire aujourd’hui que les interventions ponctuelles auprès de toreros, novilleros, banderilleros et même picadors ont porté leurs fruits.

Les programmes complets de préparation ont permis à des toreros du haut de l’escalafón[22] de pouvoir, non plus affronter leurs émotions dans le ruedo, mais se dédier pleinement à l’art du toreo.

Mes satisfactions sont non seulement leurs réussites mais surtout l’amélioration de leur qualité de vie pendant la temporada.

– Y a-t-il d’autres métiers liés à la tauromachie pouvant nécessiter de recourir à votre art ?

– Comme je vous le disais, j’ai eu l’occasion de travailler avec un picador qui avait un tel stress qu’il lui devenait impossible de bouger son bras sans éprouver une douleur aigüe, ce qui est tout de même invalidant à la pique. Après un programme très court de deux ou trois séances tout est rentré dans l’ordre. 

Par ailleurs vous n’imaginez pas le stress d’un ganadero avant des corridas comme Séville ou Madrid ! Pendant des années mon mari Juan Pedro Domecq a connu les symptômes du stress avant ces grands rendez-vous : maux d’estomac, irritabilité, migraine, insomnie… jusqu’à ce que je lui donne quelques « tuyaux » pour gérer la pression des veilles de corrida. Par la suite il s’est imposé des exercices de relaxation tous les jours car il en tirait un grand bénéfice.

– Pouvez-vous résumer ce qui distingue fondamentalement le monde de la corrida au regard de la préparation mentale qui a conquis des milieux aussi différents que le sport de haut niveau ou le monde des affaires ?

– J’ai déjà travaillé avec des managers, notamment sur l’accompagnement du changement dans de grandes entreprises publiques, et avec des sportifs de haut niveau dans le domaine du rugby et de la boxe. Par expérience je peux affirmer que ce n’est pas la même chose.

Il y a sans doute certains exercices, certains outils partagés quelques fois avec les coaches (visualisation, concentration…) mais le torero transcende la réalité des hommes et nous l’avons dit plus haut la corrida procède de l’archétype. L’affrontement avec la mort est impactant, et nous devons aider le torero à réitérer sans cesse cette étrange rencontre. « En affrontant la mort/le taureau, le torero enfreint le tabou, celui de se mesurer à la fatalité, l’apanage de la divinité, écrit Vanessa Fauchier dans La Tauromachie comme expérience dionysiaque.

Nous les préparons sans doute à cette forme d’insolence !

– La fréquentation du milieu et des calllejones[23] vous donne-t-elle envie de taquiner la muleta ? Peut-être l’avez-vous déjà fait ?

– Et oui, vous avez tout à fait raison. Ayant vu tant de tentaderos, tant de corridas !

Mais la technique est si exigeante !

Je me souviens la première fois que je m’y suis essayée, il y avait Finito de Cordoba au cartel ! (rire).

Je n’ai pas peur, mais bon sang, c’est encore plus frustrant de ne pas avoir une goutte de technique ! Il faudrait que j’apprenne, je connais personnellement quelques bons professeurs (rire)….

– Merci  à vous Maria.


[1] La temporada est la saison taurine

[2] Dans le jargon taurin, figuras (figures) désigne les matadors de premier plan considérés comme des vedettes.

[3] Un novillero est un jeune torero qui n’a pas encore été accueilli dans la catégorie supérieure par la cérémonie dite « d’alternative » qui équivaut à un adoubement.

[4] En prélude à toute corrida, le paseo est le défilé  ritualisé et solennel de tous les acteurs qui auront à intervenir en piste.

[5] La  despedida  se réfère au moment où le matador met fin à sa carrière.

[6] Apoderado : Représentant, fondé de pouvoir

[7] Mozo de espada : valet d’épée.

[8] Ayuda (aide) Aide du valet d’épée, valet d’épée adjoint..

[9] Cuadrilla : Équipe du matador composée de deux picadors, trois banderilleros et un valet d’épée.

[10] Il s’entend par toreo  tout ce constitue l’art de toréer.

[11] Zapatillas : Chaussures, ici celles en forme de ballerines que le torero chausse pour le combat.

[12] « Couper des oreilles » : Le matador valeureux se voit attribuer en guise de trophées une oreille,  les deux en cas de triomphe, de son taureau. Elles sont prélevées sur la dépouille puis exhibées par le maestro au cours d’un tour de piste sous les vivats du public. « Couper des oreilles » signifie ici, enregistrer des succès.

[13] Ruedo s’entend ici comme la piste de l’arène et le couloir qui la circonscrit. Couloir où trouvent refuge, non seulement les  acteurs du combat, mais diverses personnalités du monde professionnel  taurin comme les organisateurs, les éleveurs, les fondés de pouvoir, les chirurgiens, les photographes … et, éventuellement, les préparateurs mentaux.

[14]Tentadero : Il s’agit de la misse à l’épreuve (tienta) des jeunes vaches qui se pratique dans les élevages de taureaux de combat pour sélectionner les futures vaches de ventre. C’est pratiqué dans les petites arènes privées des éleveurs où les vaches sont mises dans les conditions du combat avec un picador et des toreros à pied. Ces tentaderos constituent de précieuses séances d’entraînement pour les toreros.

[15] Tardes : après-midi, sous-entendu taurins dans le langage consacré puisque les corridas ont lieu principalement l’après-midi.

[16] Mundillo : « Petit monde » qui regroupe les professionnels taurins et la faune pittoresque qui tourne autour.

[17] Callejón : Couloir circulaire qui circonscrit l’arène proprement dite, voir note 13.

[18] Barrera : Barrière. Désigne le premier rang des gradins, juste au-dessus de la barrière.

[19] Patio de cuadrilla. Lieu où se tiennent les toreros avant leur entrée dans l’arène.

[20] Ganadero : Éleveur, ici de taureaux de combat.

[21] Campo : Campagne, ici lieu d’élevage de taureaux de combat. Toréer au campo, consiste à toréer chez les éleveurs, au cours de tentadores par exemple, ou même a campo abierto, en plein champ, avec un taureau préalablement isolé du troupeau.

[22] Escalafón : Échelle. Les matatadors de toros sont périodiquement, comme les joueurs de tennis, classés selon le nombre de succès (oreilles) accumulés. Les  mieux classés occupent « le haut de l’échelle ».

[23] Callejones : Pluriel de callejón (couloir). Voir notes 17 et 13.

 
Photo La Dépêche – DDM, J.-M. D.

Mathieu Guillon est un jeune torero français, originaire du département des Landes, dont l’aptitude à affronter des taureaux de quatre ans a été reconnue en juillet 2012 dans les arènes du Plumaçon à Mont de Marsan avec pour parrain Enrique Ponce et pour témoin Juan José Padilla, deux toreros vedettes; c’est ce que l’on appelle prendre l’alternative. 
Au point de vue taurin il a vécu un échec important à son deuxième combat qui a entraîné un coup d’arrêt à sa carrière débutante. Il a cherché immédiatement à en comprendre les causes et a entrepris un parcours de reconstruction accompagné par Maria Aguila de Domecq.
Aujourd’hui, lui, qui s’appelle désormais « El Monteño », entend persister : « Je vais vers des changements qui sont palpables, je me sens torero, je suis fier de la profession que j’exerce et j’ai tout simplement envie de toréer… ».

 

               

Il accepte de témoigner :

Questions à Mathieu Guillon “El Monteño”

-Tu t’es déjà exprimé sur les conditions de ton échec de l’été dernier ; qu’est-ce qui te décide aujourd’hui à reprendre le chemin de l’arène ?

-Je n’ai pas quitté la profession, bien au contraire, je m’y suis plongé avec plus de sérieux et de détermination.  Après cet échec douloureux, c’est vrai je me retrouvais devant un choix : et j’ai choisi de poursuivre envers et contre tout ma carrière de matador de taureaux. Toréer  est mon moteur, c’est ce qui nourrit mon âme, qui forge ma vie. C’est ma vocation et mon désir le plus profond.

– Mathieu, que retiens–tu de l’accompagnement dispensé par Maria Aguila de Domecq ?

– Maria est un appui très important. Quand je me suis tourné vers elle, j’étais moralement détruit. Elle m’a d’abord aidé à analyser les raisons de cet échec, pour comprendre comment j’en étais arrivé là. Nous avons fait le point sur ma situation, et envisagé objectivement le défi qui m’attendait.

Ensemble, nous avons mis en place un intense programme de préparation mentale et physique pour que je sois prêt. Prêt à toréer, prêt à faire face à la traversée du désert, à lutter pour mon avenir et je le suis !

– Qu’est-ce qui a changé depuis ?

– Pratiquement tout, puisque je me préparais mal. J’allais aux arènes avec beaucoup  d’interférences, ce qui m’empêchait d’être pleinement centré sur le toreo : des peurs, des doutes…

Je me suis arrimé à plus de discipline, de rigueur, de constance, et à veiller à une bonne hygiène de vie. Je crois que, parfois, le manque de rigueur était un manque de respect à ma profession. Aujourd’hui pas un jour ne passe sans que je dédie plusieurs heures à mon métier de torero. Maintenant, quand je torée, je suis bien plus concentré, à l’écoute du taureau, heureux de toréer.

– Refais-tu mentalement le déroulement de la faena ou as-tu définitivement tourné la page ?

– Non. Je sais ce qu’il s’est passé et pourquoi ça s’est passé. Parfois, j’y repense pour travailler et progresser sur ma technique mais mentalement ça ne m’impacte plus de façon négative. Cet échec loin de me décourager, alimente ma détermination !

– Sur quels points travailles-tu ?

– Mon entrainement est construit. Chaque semaine, je me fixe des objectifs différents et dans trois domaines différents : Technique, Physique et Mental.

La partie mentale et le physique, je les travaille avec Maria, tous les jours : concentration, gestion des émotions, endurance, respiration, motivation, résistance au stress …

C’est important de sentir que son esprit et son corps ne font qu’un, on gagne beaucoup en sérénité et en confiance.

Techniquement je m’entraine souvent seul à Mont de Marsan, je torée de salon tous les jours. L’important pour moi aujourd’hui est de retrouver chaque fois encore plus fort, ce qui m’a fait prendre un jour un capote : le plaisir intense de toréer, au-delà des échecs, de la discipline, des sacrifices. Je travaille aussi beaucoup l’esthétique et visionne des vidéos pour  travailler.

– As-tu un nouveau regard sur l’apprentissage du métier de torero et la conduite de la carrière ?

– Oui. Je croyais que pour cette profession, il n’y avait que l’aspect technique et physique à travailler mais j’ai découvert que la préparation mentale est fondamentale et indispensable dans l’apprentissage de la profession de Torero.

Le travail intense réalisé avec Maria m’a permis d’acquérir et d’automatiser tous les outils nécessaires à la préparation mentale .Et cela me permet d’optimiser mon entrainement technique.

Je suis à présent dans une phase d’autonomie et de pleine responsabilité. L’aide de Maria est désormais ponctuelle, pour ajuster certains détails de mon évolution technique ou me préparer pour une date précise.

 

Dominique Valmary