Il n’y aurait pas, en France, autant de lieux où se déroulent des corridas sans l’existence des autres jeux taurins, la réciproque étant également vraie. Il en va de même d’un point de vue historique, puisqu’il n’est pas possible d’expliquer l’implantation et l’enracinement de la corrida espagnole en France sans prendre en considération l’existence de pratiques tauromachiques autochtones et préexistantes. La corrida est en grande partie responsable de la richesse et de la diversité actuelle du patrimoine tauromachique français et, au-delà, constitutive d’une certaine unité des identités territoriales du Sud-Ouest et du Sud-Est en dépit des spécificités locales.
L’originalité de l’espace tauromachique français réside dans la coexistence de trois spectacles taurins autonomes : la corrida, la course landaise et la course camarguaise. Les cartes 1 et 2 ci-dessous rendent compte de leur répartition et des modalités de coexistence spatiale des spectacles. La corrida représente environ 200 spectacles par an.
Le nombre de courses camarguaises tourne autour des 900 spectacles par an, et celui des courses landaises avoisine les 600 spectacles Toutes pratiques tauromachiques confondues, la France programme ainsi autour de 1.700 spectacles d’arènes par an, ce qui revalorise l’importance des jeux taurins sur le sol national par rapport à la seule prise en compte des courses de type espagnol. L’écart entre la France et l’Espagne est, en tous les cas, beaucoup moins important que ne le pensent généralement Espagnols et Français, qu’ils s’intéressent ou non à la tauromachie. Le cloisonnement des cultures taurines en France, cloisonnement qui n’est d’ailleurs pas totalement hermétique, et le rayonnement médiatique exercé par le monde de la corrida, sont en partie responsables de cette minoration du patrimoine tauromachique français.
De même qu’en Espagne, le poids des jeux taurins populaires élargit considérablement la base des pratiques tauromachiques, ces jeux sont plus nombreux dans le Sud-Est que dans le Sud-Ouest. Bien que cette explication ne soit pas entièrement satisfaisante, la raison de ce contraste tient en partie au fait que la Camargue est une importante région d’élevages de taureaux de combat, alors que les élevages sont peu nombreux dans le Sud-Ouest. Les chiffres annoncés par la Fédération française de course camarguaise témoignent d’une densité des pratiques tout à fait exceptionnelle. Les différents jeux et manifestations taurines à participation collective s’élèveraient à environ 8.000 manifestations par an, réparties entre les abrivados (2.000), les bandidos (2.000), les encierros camarguais (2.000) et les quelque 2.000 à 3.000 taureaux piscines, toro-ball et « courses de nuits ». Si l’on ajoute à cette liste, les quelque 2.000 ferrades annuelles, cet espace apparaît bien comme l’un des foyers taurins les plus denses du Sud-Ouest européen. Dans le Sud-Ouest, la Fédération française de courses landaises signale que chaque année sont officiellement enregistrées une centaine de courses intervaches. Programmées dans de nombreuses fêtes locales des Landes, du Gers et des Pyrénées Atlantiques, elles sont en réalité plus nombreuses. Par ailleurs, une vingtaine d’encierros se déroulent désormais chaque année, calqués sur le modèle navarrais, mais pratiqués généralement avec des vaches[1].
La corrida s’étend sur une frange méridionale. Douze départements sont concernés par ces spectacles, même si plus de 85 % d’entre eux se déroulent en réalité sur six départements. Ils forment deux ensembles discontinus : à l’ouest, les départements des Landes, des Pyrénées Atlantiques et du Gers, à l’est les départements de l’Hérault, du Gard et des Bouches-du-Rhône. Au milieu apparaît un foyer intermédiaire de moindre importance dans les Pyrénées Orientales qui avec 8 spectacles en 2004 se hissent quasiment à la hauteur du Gers (10), des Pyrénées Atlantiques (11) ou de l’Hérault (12).
La répartition des courses landaises et camarguaises est beaucoup plus concentrée. Notons que les Landes et la Camargue, quelles qu’en soient les définitions adoptées, ne regroupent pas la totalité des pratiques éponymes. Si on s’attache aux limites départementales, les courses camarguaises sont pratiquées dans quatre départements du midi méditerranéen, l’Hérault, le Gard, les Bouches-du-Rhône et le Vaucluse. L’essentiel de la pratique est néanmoins circonscrit entre la basse Provence et le Languedoc oriental. L’espace, mieux vaudrait-il dire le territoire, situé entre les villes de Montpellier, Marseille et Avignon, est appelé par les afeciona le « triangle sacré », ces villes demeurant en marge de la pratique taurine et de sa représentation géographique. La course landaise concerne six départements du Sud-Ouest, les quatre départements aquitains et deux départements de Midi-Pyrénées (Gers et Hautes-Pyrénées), même si l’immense majorité des spectacles se déroulent au nord de l’Adour, entre le sud-est landais et l’ouest du Gers. La répartition de l’ensemble des spectacles taurins détermine un recoupement partiel des pratiques séparé en deux ensembles régionaux disjoints : corrida et course landaise dans le Sud-Ouest et corrida et course camarguaise dans le Sud-Est. Entre ces deux ensembles les relations et les mobilités spatiales sont faibles y compris pour la tauromachie espagnole qui, à l’ouest comme à l’est, regarde plutôt vers l’Espagne.
Arènes
Cette triangulation se retrouve dans la répartition, l’utilisation et les caractéristiques mêmes des arènes. Nous avons recensé 270 arènes en France, chiffre global qu’il est nécessaire de détailler (voir cartes 1 et 2 et annexe III) Les unes, les moins nombreuses, programment exclusivement des courses espagnoles. D’autres programment dans des proportions variables courses espagnoles et courses landaises ou camarguaises, le jeu local pouvant être dominant ou bien exceptionnel. Enfin, les dernières programment exclusivement des courses landaises ou camarguaises.
De 2000 à 2004, 72 municipalités différentes ont programmé des courses de type espagnol. Mais un certain nombre d’entre elles n’ouvrent pas leur porte chaque année. Le nombre des arènes qui proposent chaque année un spectacle de type espagnol est de l’ordre de la cinquantaine. En 2003, le nombre de « villes taurines », ainsi nommées dans la presse spécialisée dans la corrida était de 53, contre 49 en 2004. Parmi ces arènes, certaines programment également des courses landaises (28 d’entre elles), d’autres des courses camarguaises (24 d’entre elles), quelques-unes programment les trois jeux taurins. Seulement 20 arènes sont exclusivement des lieux de corridas. La distinction entre les arènes de corridas et les autres arènes n’est donc pas toujours pertinente. Ainsi l’arène de Dax est à la fois un haut lieu de la corrida et de la course landaise, de même que les arènes d’Arles un haut lieu de la corrida et de la course camarguaise. Il existe 164 arènes de courses landaises homologuées par la Fédération pour accueillir les écarteurs et les coursières. Il en existe en réalité environ 180, mais certaines ne sont plus utilisables. Les arènes permanentes de courses camarguaises bâties en matériau de construction sont moins nombreuses avec 89 pistes. Mais chaque année, il faut compter autour d’une centaine de lieux de spectacles, car certaines communes ont recours à des arènes démontables ou aménagent la place du village prévue à cet effet[2].
Une corrélation semble pouvoir être établie entre la forme des arènes, leur taille, la dominante des spectacles programmés et la trame du peuplement. Une règle simple suffit à l’exprimer : plus l’arène est grande et urbaine, plus elle programme de corridas. Plus l’arène est petite et rurale, plus elle tend à servir principalement de lieux de mise en scène de la tauromachie landaise ou camarguaise. Cette relation confirme l’idée d’une emprise majoritairement rurale des courses landaises et des courses camarguaises.
Les arènes se distinguent également d’un point de vue architectural en raison des nécessités scénographiques liées aux spécificités formelles de chaque jeu. L’étude du CAUE des Landes fournit, sur ce thème, des informations d’une grande précision permettant d’établir une typologie architecturale des arènes : l’arène semi-permanente, la tribune arène ou arène hispano-landaise, les amphithéâtres de gradins orientés, les amphithéâtres couverts en bois, les arènes de bourg à l’espagnole, les plazas espagnoles[3]. Quatre formes principales peuvent être retenues : les arènes circulaires, oblongues, en fer à cheval et rectangulaires. À la circularité des arènes de corrida s’oppose la disposition axiale des arènes de courses landaises où la vache encordée charge dans le sens de la longueur. Le cercle et la piste longitudinale sont respectivement les formes idéales de la codification normative des jeux taurins espagnols et landais. Les deux autres formes sont des formes intermédiaires de compromis. Les formes angulaires et axiales des pistes sont mieux marquées à mesure que l’on descend dans la hiérarchie urbaine. Historiquement la forme en fer à cheval apparaît au moment où sont programmées, à la fin du XIXe siècle, des pratiques mixtes dites hispano-landaises. La forme oblongue apparaît plus tardivement et traduit un stade plus avancé d’intégration de la logique scénographique de la tauromachie espagnole. Les arènes constituent ainsi à la fois des marqueurs de diffusion de la tauromachie espagnole et d’assimilation syncrétique des pratiques.
Un développement analogue peut être mené au sujet de la course camarguaise. La Fédération impose sa propre hiérarchie d’arènes en distinguant les pistes en fonction de leur taille. La Fédération distingue ainsi les « grandes pistes », les « moyennes » et les « petites ». Les grandes pistes, qui possèdent une capacité d’accueil supérieure, sont aussi celles qui programment le plus de spectacles. Les grandes pistes sont celles d’Alès, Arles, Beaucaire, Béziers, Châteaurenard, Le Grau-du-Roi, Les Saintes-Maries-de-la-Mer, Lunel, Nîmes, autant d’arènes dont la taille permet aussi de recevoir des corridas. Conformément au règlement le diamètre d’une arène permanente ne doit en théorie pas être inférieur à 45 mètres pour que puisse se dérouler une corrida, et si le ruedo possède des angles, aucun côté ne doit être inférieur à 20 mètres.
Les hauts lieux français de la corrida s’organisent à partir d’une trame urbaine plus lâche. L’Union des villes taurines françaises(UVTF) s’est appliquée, sur le modèle espagnol, à différencier des catégories d’arènes. En France, les arènes dites de première catégorie, sont celles de Bayonne, Dax, Mont-de-Marsan, Vic-Fezensac pour le Sud-Ouest et Arles, Béziers et Nîmes pour le Sud-Est. Chaque année, ces arènes sont en tête des statistiques taurines avec un avantage pour Nîmes et Arles qui généralement offrent plus de quinze spectacles par an, suivies de Bayonne et Dax qui programment entre 10 et 15 spectacles par an. Les autres arènes sont classées en deuxième catégorie dont les normes techniques et réglementaires correspondent aux arènes espagnoles de troisième catégorie. Nîmes peut être considérée comme l’arène la plus importante en nombre de spectacles et en réputation acquise au-delà des Pyrénées. La majesté de son amphithéâtre gallo-romain, que l’on retrouve également à Arles, participe de cette réputation. Bayonne jouit d’un prestige historique qui lui confère une place à part, puisqu’elle est considérée comme la première ville française à avoir accueilli une corrida en août 1853 et joua un rôle important, pendant les dix années qui ont suivi, dans l’introduction progressive du spectacle espagnol en France.
Stabilisation et ancrages de la corrida en France
Le dynamique récente des corridas en France a suivi le rythme global des évolutions espagnoles : une augmentation du nombre de spectacles jusque dans les années 1990 et une accentuation du regroupement des spectacles en féria qui se fait sentir dès l’après guerre. En quarante ans, du début des années 1960 à la fin du siècle, le nombre de spectacles majeurs a doublé : 64 spectacles en 1960, 81 en 1980, 133 en 1990. Après un léger reflux au milieu des années 1990, ce total s’est stabilisé entre 115 et 130 spectacles par an, avec un record historique de 89 corridas en 2003, confirmant le poids des courses du haut de la hiérarchie. La tauromachie à cheval connaît elle aussi une progression remarquable puisque l’on est passé de courses encore épisodiques à la fin des années 1980 à une quinzaine de spectacles depuis la fin des années 1990. Certains aficionados s’interrogent d’ailleurs sur les conséquences de cette évolution qui confirme la marginalisation déjà avancée de la figure du picador et l’émergence d’un nouveau public venu à la tauromachie par la culture équestre.
Le point d’inflexion des évolutions géographiques de la tauromachie en France est marqué par l’entrée en vigueur de la modification de la loi Grammont en 1950 qui clarifie et normalise les conditions de la légalité des spectacles taurins. Elle n’explique pas la croissance, mais en détermine les modalités spatiales. Le milieu du siècle se caractérise par la fermeture de nombreuses arènes : Avignon en 1948, Marseille en 1951, Carcassonne en 1954 après une brève existence Cette tendance se prolonge dans les années 1960 qui enregistrent de nouvelles fermetures d’arènes dans de grandes villes telles que Bordeaux (Le Bouscat) en 1961, Montpellier en 1962 puis Toulouse dans la décennie suivante, en 1975. La France connaît à la charnière des années 1970-1980 un creux analogue à celui vécu en Espagne qui s’explique en grande partie par les liens entre le marché taurin français et le milieu professionnel d’outre-Pyrénées.
Le nombre de spectacles se remet à croître au milieu des années 1980, puis aboutit progressivement à un élargissement et une densification du réseau d’arènes existantes. C’est souvent le choix d’une arène démontable qui est fait, ouvrant ses portes une fois par an, ou l’utilisation d’arènes de courses landaises et camarguaises. La Gironde retrouve timidement sa tradition en 1985 par des spectacles taurins à Captieux. Puis la région bordelaise renoue avec la tauromachie espagnole grâce à l’ouverture, en 1987, des arènes de Floirac[4]. Suivent l’ouverture d’arènes à La Brède en 1999 visant à capter la même clientèle. En 2003, les deux villes sont candidates à la construction d’arènes en dur et se livrent bataille afin d’obtenir le projet Il finit par achopper en raison du retrait des investisseurs espagnols. Depuis, la décision de fermer les arènes de Floirac a été prise, à cause d’une rentabilité aléatoire et en vue d’utiliser le terrain à des fins immobilières dans un contexte de forte pression urbaine. Les années 2000 déplacent les transformations de la carte taurine plus à l’Est. Bourg-Madame installe une arène démontable en 1998. Puis en 2002, c’est au tour de Carcassonne et de Rieumes après de longs démêlés juridiques entre les instigateurs du projet et les associations anti-taurines multipliant les procédures pour faire interdire les spectacles. En 2003, Toulouse inaugure une nouvelle féria dans sa banlieue de Fenouillet (suspendue cependant en 2009).
Plus que jamais, le succès des spectacles semble garanti par le regroupement des « jours de taureaux » en féria, comme l’indique la stratégie de l’immense majorité des arènes françaises. À l’inverse, cela rend plus difficile le maintien de corridas isolées. Cette rationalisation de la gestion des arènes est le fruit d’une recomposition des bases entrepreneuriales du mundillo français. L’augmentation du nombre de spectacles correspond à l’affirmation d’une nouvelle génération d’entrepreneurs de spectacles tels que Simon Casas, Robert Margé ou Alain Lartigues. Ce dernier, ancien avocat de Bayonne, s’est lancé dans la carrière d’organisateur de spectacles en 1988. Il gère, en 2002, les arènes de Soustons, Parentis, Roquefort, Orthez, La Brède. En 2002, il confie à un journaliste du magazine économique Objectif Aquitaine que la gestion des arènes se fait de façon globale. Il faut accepter de perdre de l’argent dans l’organisation de certaines courses pour entretenir la passion des aficionados, qui se répercute sur une autre course qui sera plus rentable. Cette stratégie a d’autant plus d’importance que lorsque la programmation est de qualité, beaucoup de passionnés ne comptent pas les kilomètres. À Vic-Fezensac, à la fin des années 1980, 27 % des spectateurs venaient d’une distance supérieure à 300 kilomètres.
La fin des années 1970 constitue un tournant important de l’histoire des toreros français durant laquelle apparaît une génération décidée à se faire une place dans le métier. Ce phénomène est l’un des signes tangibles de l’enracinement de la tauromachie. Des années 1970 au début des années 1980, sept matadors nîmois prennent l’alternative : Robert Pilès en 1971, fils d’un ancien novillero espagnol émigré en France, Bernard Dombs « Simon Casas » en 1975, Jacques Brunet « Jaquito » et Frédéric Pascal en 1976, Christian Montcouquiol « Nimeño II » (1977), frère cadet d’Alain Montcouquiol « Nimeño I » qui, lui, ne prit pas l’alternative, « Chinito de Francia » et Christian Lesur en 1978, et Curro Caro (1981). Ajoutons à cette liste le Lyonnais Patrick Varin qui fit ses premières armes dans le Sud-Est (1979) et Richard Milian, né à Canohès, dans les Pyrénées Orientales (1981). La veine nîmoise n’est pas épuisée si l’on prend acte de l’alternative de Stéphane Fernandez Meca en 1989. Depuis 1989, treize autres toreros français ont pris l’alternative, à un rythme qui depuis 1997 dépasse une alternative par an. Parmi les matadors récemment promus, deux d’entre eux ont réussi à pénétrer le marché espagnol, l’Arlésien Jean-Baptiste Jalabert « Juan Bautista » (1999) et surtout le biterrois Sébastien Castella (2000) qui se hisse actuellement parmi les meilleurs matadors en activité comme aucun autre torero français n’y était jusqu’alors parvenu. Sur les 69 matadors à avoir foulé les arènes françaises lors des 88 corridas de l’année 2004, 11 sont français. Quatre d’entre eux figurent parmi les dix premiers toreros à avoir signé le plus de contrats en France. La France constitue donc pour les toreros français une terre où il est plus facile d’être engagés, en lien avec une afición locale fière de les voir toréer au côté des grands noms espagnols.
[1]La FFCL a enregistré,en 2006, 22 encierros répartis sur 15 communes.
[2]En 2005, 97 communes ont programmé au moins une course camarguaise.
[3]CAUE des Landes, Arènes de la course landaise et de la corrida.
[4]Sur les arènes de Floirac, voir J.-P. Callède, « L’affaire des corridas de Floirac » ; Id., « Les corridas : passions taurines et modernisation urbaine ».