Observatoire National des Cultures Taurines

Observatoire National
des Cultures Taurines

(texte publié dans la revue Clarín Taurino, Bilbao 2010)

 

Disons-le carrément : dans la controverse qui fait rage entre les aficionados et les anti-taurins le « scandale », l’inacceptable pour ces derniers n’est pas tant qu’on tue un animal –fait banal dans d’innombrables pratiques de notre civilisation – mais que cette mort intervienne au cours d’un spectacle public. Voilà qui prend à rebrousse-poil la tendance actuelle de la société occidentale à refouler la mort, comme quelque chose d’obscène et d’indicible, derrière les paravents de l’espace privé, ou – ce qui est un autre chemin vers l’anonymat – à la banaliser dans les photos de guerres ou de catastrophes. Là, paradoxalement, l’accumulation des cadavres prend un tour abstrait et lointain. Mais qu’elle soit réelle – celle du toro -, latente – celle du torero.-, et en même temps ritualisée par la cérémonie taurine, cela heurte tous les schémas de la sensibilité moderne qui tendent à l’occulter. On est donc conduit à expliquer quel sens justifie une telle mise en scène et, d’abord, à se demander si la dimension sacrificielle est inhérente au fondement de la tauromachie, ou s’il s’agit d’un élément circonstanciel auquel on pourrait renoncer pour faire taire les critiques les plus virulentes de la pensée « correcte ».

On sait que la corrida, telle qu’on la connaît aujourd’hui, et qui voit ses règles fixées à la fin du XVIIIe siècle en Andalousie, est l’héritage de plusieurs traditions qui fusionnent en quelque sorte : les joutes chevaleresques avec le taureau, en honneur jusqu’à l’avènement des Bourbons en Espagne ; les rites agrestes et nuptiaux, en vigueur au Moyen Âge, que l’anthropologue et historien des religions Alvarez de Miranda a su déceler dans certains bourgs d’Estrémadure, où le leurre – en l’occurrence un drap taché par le sang du taureau – était à l’évidence un présage de fécondité, et les jeux taurins, principalement fondés sur l’esquive par les hommes à pied, tels qu’ils se pratiquaient dans les régions pyrénéennes, surtout en Navarre et en Aragon. On sait aussi le rôle prépondérant que jouent les abattoirs de Séville dans la formation et l’exercice des apprentis toreros, au moment où il est établi que le jeu doit se conclure par la mise à mort. Toute la question, encore une fois non tranchée, est de déterminer si ce dénouement est essentiel au rituel et à l’art du toreo, ou s’il est le produit de certaines circonstances historiques, et notamment de l’espace dans lequel se fixent les règles qui président à la naissance de la corrida moderne. Sans prétendre résoudre la question, je souhaite tenter d’éclaircir la place et le sens de la mort dans ce jeu taurin, en m’appuyant sur les propos de ses acteurs et de ses spectateurs en Espagne. 

Il s’avère d’abord que l’estocade – et donc la mort du taureau – est encore considérée, au moins dans l’expression verbale des toreros, des chroniqueurs et des aficionados, comme la phase suprême, « le moment de la vérité ». Il ne s’agit pas seulement d’une considération d’ordre technique. Certes, ici le matador doit se conformer à des règles particulièrement strictes, sur lesquelles les aficionados sont très vigilants, et qui concernent en premier lieu la place de l’épée dans la « croix »; une estocade impeccable est le plus souvent l’aboutissement et la sanction d’un travail également réussi. Mais il y a surtout un impératif éthique : lorsque le coup est porté loyalement, le risque encouru par l’homme est à son plus haut degré. Il suffit pour s’en convaincre d’écouter la description faite par Jaime Ostos, un des maîtres en la matière : c’est le seul instant où le torero doit perdre de vue les cornes, sans se préoccuper de leur trajectoire, en escomptant qu’elles seront détournées par le leurre à l’ultime seconde. L’estocade implique un dernier et périlleux rapprochement avec la bête, et un acte d’équité, puisqu’à l’instant de donner la mort le matador met en jeu sa propre vie. Voici comment Jaime Ostos termine sa réflexion : « Quand les toreros couronnent une faena, qui est une œuvre d’art, par une grande estocade, qui est la perfection de cet engagement et de ces sentiments, c’est l’ultime retouche d’une œuvre qui vient de se conclure. C’est déjà une fusion où l’un met en jeu sa vie en échange de la vie de l’autre. Autrement dit, c’est une fusion érotique, artistique et sentimentale, un bouquet d’émotions qui s’unissent durant une seconde dans l’espace. » Tout est dit, dans cette confession, par un homme particulièrement blessé au cours de cette phase, y compris le fait que la faena, en tant qu’œuvre d’art, est inachevée, et en quelque sorte reste en suspens, si elle n’est pas scellée et signée par le coup d’épée. À cet égard la majorité des matadors –cette dénomination n’est évidemment pas gratuite – ressentent « la suerte suprême » comme l’accomplissement de leur fonction et de leur art. C’est par exemple le cas de Luis Miguel Dominguín qui nous a dit sa frustration quand il toréait au Portugal et devait laisser partir le taureau sans porter l’estocade. Luis Francisco Esplá nous dira également, en ce sens, que tuer dans l’arène est le seul moyen d’obtenir que le taureau et la faena dessinée sur le sable appartiennent au torero en tant qu’artiste. Il considère comme une humiliation, pour lui-même et pour l’animal, l’hypothèse que celui-ci abandonne l’arène au final, sous la conduite des bœufs, créatures tellement moins nobles que lui ! La seule exception notable à ce point de vue, qu’il m’ait été donné d’enregistrer, est celle d’un grand maestro, Antonio Ordóñez, à qui ce moment ultime ne paraît pas essentiel à son œuvre d’artiste. Il en vient même à déclarer qu’il a souvent regretté d’avoir à tuer la bête qu’il considère d’abord comme un partenaire, cette mort signifiant en même temps l’effacement définitif de cette architecture éphémère qu’est toute faena parvenue à son point d’éclosion. Remarquons qu’Ordóñez englobe dans le même regret la mort du taureau, partenaire unique, et celle de son œuvre, tout aussi irremplaçable.

Une autre raison est avancée par Dominguín pour justifier le dénouement de la corrida : que faire du taureau, une fois le spectacle terminé ? L’engraisser et l’envoyer à son tour à l’abattoir ? Ce serait, en effet, la seule autre issue possible, puisque le toreo repose sur le fait que l’animal est vierge de tout contact avec l’homme et de toute sollicitation par les leurres. Il ne peut revenir en piste, sous peine de ne plus répondre aux appels des étoffes et de charger à coup sûr les corps des toreros. Or, les professionnels et les aficionados répugnent à l’idée que le taureau brave, sujet de leur admiration et de leur culte, périsse dans un abattoir, ou même dans un corridor obscur – comme cela se produit au Portugal -, tel un animal de boucherie. Leur sentiment partagé est que la mort dans l’arène, dans les conditions strictes fixées par les règles, est la seule fin digne de lui et de son combat. Je résumerai ce sentiment dans la réponse de l’ancien matador Andrés Vázquez, en forme de prosopopée, à ma question sur la nécessité de tuer l’animal en public : « Il m’a été donné de voir mourir un taureau de race brave dans un abattoir. J’aurais aimé le photographier pour qu’on voie la terreur qui se reflétait sur la figure de cet animal voyant qu’on allait le tuer sans qu’il puisse se défendre. Il mugissait, et sans doute ce mugissement était-il une déclaration qui signifiait : « Non. Je veux mourir dans une arène. Je ne veux pas mourir ici, dans un abattoir, dans l’odeur du sang. » Ce n’était plus le taureau vaillant qui surgit dans l’arène en montrant sa bravoure. C’était un animal humilié, maltraité, qui pensait qu’il n’était pas né pour cela. Il était né pour la lutte et pour produire de l’art. Cela, certains ne le comprendront pas, mais le taureau, lui, le comprend, et moi je l’ai compris à ce moment-là. Dans la pleine lumière de l’arène, le taureau va de l’avant et surmonte la douleur. Mais à l’abattoir, cette fois-là, il ne la surmontait pas. »

Pour l’ensemble du monde de l’afición le triomphe de la vie sur la mort, de l’art et de l’intelligence sur la force brutale, est la clé philosophique de la corrida. Juan Pedro Domecq le dit très clairement : « la corrida est une représentation de la tragédie de la vie et de la mort, où, normalement, triomphe la vie, qui est le torero, sur la mort, qui est le toro. » Julian Cañedo, ancien torero, développera une idée encore plus forte dans son essai Juego y Verdad : la corrida est un rite d’affirmation de la vie, dont l’exubérance est d’autant plus intense qu’elle triomphe de la menace de la mort, incarnée par le fauve. Le taureau symbolise aussi le temps, définitif vainqueur de tout et de tous, qu’il faut, en toréant et grâce au temple – cette vertu artistique majeure qui consiste à savoir, par le déplacement de l’étoffe, ralentir et apaiser l’âpreté de la charge – tenter de conjurer. La lutte est à la fois contre le temps et contre la mort, comme le suggère le matador et écrivain Juan Posada : « toréer, c’est arrêter le temps, en soi-même, dans l’arène et au-dedans des spectateurs. » Avec la mort du taureau, ce triomphe est, certes, provisoire et illusoire, mais ceci est le propre de toutes les incantations artistiques.

L’animal, ici, est-il simplement l’adversaire absolu de l’homme, qu’on supprime sans arrière-pensée, sinon avec un plaisir certain, et pervers, comme on en fait trop souvent le reproche aux aficionados ? Evidemment non ! Car les aficionados s’identifient aussi, en admirant sa bravoure, au taureau qui combat jusqu’à la fin, y compris contre sa propre mort. Un transfert se produit alors dans les réactions rituelles du public, réactions qu’un observateur non averti ne comprend pas, et peut même interpréter à contresens. Pensons aux applaudissements qui s’adressaient jusque là au matador après une parfaite estocade, et encore mieux si le travail avec la muleta a été honorable, et qui soudain se portent sur la bête qui se raidit sur ses pattes, s’arc-boute et lutte pour ne pas s’effondrer. Lorsque la mort survient, comment ne pas voir une marque de respect dans l’usage qu’ont les spectateurs de se lever ? Cette même marque de respect et de reconnaissance qui se traduit dans l’ovation faite à la dépouille du taureau, quand celui-ci a obtenu un tour d’honneur en raison de sa grande bravoure. Il devient, en la circonstance, le héros de la cérémonie.

Il n’en reste pas moins que l’élément sanglant de la tauromachie interpelle, y compris les grands maîtres de cet art. Ecoutons par exemple s’exprimer le maestro Santiago Martín El Viti,: « Le toreo n’a rien à voir avec la violence. Attention, cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de violence ; à un certain moment il y a la mort d’un être, qui peut être un animal – innocent, si on veut – ou un homme. Mais il se trouve que dans  l’existence il y a la vie et la mort, qui empruntent des chemins innombrables. Pour autant, nous allons tous finir au même endroit. » Quand on demande à El Viti quelle forme de communication il existe avec l’animal en tauromachie, on obtient cette réponse immédiate qui déborde très largement le cadre de la question : « Ma conviction est que, de même que les compagnons morts dans l’arène ne ressentent aucune rancœur, l’animal ne ressent aucune rancœur ; ce qui n’est pas la même chose que de ne pas ressentir de la douleur. » Le maestro invoque ici une sorte d’au-delà, qui est comme le lieu de la  reconnaissance de soi et de l’autre. Il m’est aussi arrivé d’entendre, sur les gradins de la Maestranza de Séville, un voisin, manifestement un homme simple de la campagne andalouse, murmurer à la mort d’un taureau brave, qui avait magnifiquement servi la faena artistiquede son matador : « En voilà un qui va tout droit retrouver les marismas du ciel.

Il arrive cependant que le dénouement soit pleinement heureux et dégage un intense parfum de réconciliation. C’est lorsque le taureau obtient sa grâce – el  indulto – pour prix de sa bravoure exceptionnelle. Ce dénouement, rare mais dont la fréquence tend à augmenter, ce qui est assez significatif par les temps qui courent, suscite l’enthousiasme général et apparaît comme la culmination du spectacle. Précisons que l’indulto, accordé par le président de la course, à la demande du public, n’est possible que si, outre le magnifique comportement du taureau, le travail du torero a lui-même été exceptionnel, par sa qualité technique et par sa beauté. La gloire des deux protagonistes est ici absolument concomitante. L’animal est alors soigné et replacé dans sa prairie, pour y exercer les fonctions gratifiantes de reproducteur, contribuant ainsi à enrichir la race des toros bravos. L’extension de l’indulto pourrait laisser penser que les tendances actuelles de beaucoup d’aficionados, en accord avec celles de la société, sont de restreindre les aspects sanglants de la tauromachie. Il faut cependant se demander ce qu’il adviendrait de la corrida, et ce qui mériterait de subsister d’elle, après la suppression systématique de la mort au grand jour.

 

Car la corrida est en définitive cela : une cérémonie dont le triomphe de la vie sur la mort, de l’art et de l’intelligence sur la force brutale est la signification fondamentale. La menace mortelle, inéluctable en réalité, symbolisée par le fauve, est hypnotisée et transfigurée par l’art du torero. Ce qui nous est donné à voir dans l’arène, c’est la communion entre la vie et la mort, la célébration de ce couple essentiel et antinomique, qui sous-tend toute existence et qui s’incarne dans cet autre couple évoluant sur le sable. Tout relève de l’une et de l’autre dans la corrida, à commencer par le toreo. La conscience que partagent le torero et l’aficionado de cet art singulier est centrée sur l’évidence de sa réalité fragile et éphémère, au moment même où celui-ci tente de créer l’illusion d’une éternité impermanente. La clé, ici, est le temple –la faculté de produire l’accord entre le mouvement de l’étoffe maniée par l’homme et la charge de la bête –, dont le but est d’allonger et de ralentir la passe, en d’autres termes de différer la mort inévitable de sa beauté. Le torero sculpte le temps comme s’il pouvait s’en rendre maître, tout en sachant qu’il est vain de prétendre l’arrêter. La mort donnée au taureau consacre à la fois l’aboutissement de la faena, autrement dit de l’œuvre élaborée avec lui, et son terme.

On l’aura compris, la tauromachie s’apparente aux plus hautes expressions léguées au cours des siècles par la civilisation méditerranéenne, celles où l’homme pose un regard lucide sur le destin qui le menace, par lequel il sait qu’il sera vaincu, mais qu’il a le courage de dévisager et d’affronter, en construisant avec lui une œuvre d’art, d’autant plus précieuse qu’elle est impermanente.

 

François Zumbiehl