Madame la présidente, Mesdames, Messieurs les députés,
C’est avec un profond respect pour votre travail et votre fonction d’élus du peuple que je me présente à vous. Je considère que c’est un honneur, pour le philosophe français que je suis, de vous donner mon avis sur ce projet de loi. Je considère aussi comme un honneur de pouvoir défendre devant vous la tauromachie. Car je le dis d’emblée — et même avec une certaine émotion : je pense sincèrement que si la corrida venait à disparaître des régions où elle est aujourd’hui licite, ce serait une grande perte pour l’humanité comme pour l’animalité…
Oui, je comprends que beaucoup d’entre vous soient irrités par ces touristes qui visitent Barcelone au pas de course, et qui pensent que Barcelone, c’est l’Espagne, et que l’Espagne, c’est les toros. Sachez que je ressens la même irritation devant ceux qui croient que la France, c’est Paris, et que Paris, c’est Pigalle !
Il se peut aussi que, pour certains d’entre vous, la corrida soit associée à une image archaïque, ou folklorique.
Pour moi, les choses sont opposées. La représentation que je me suis faite de la corrida n’a rien à voir avec cette image désuète. Qu’il me suffise de dire que mon enfance, en banlieue parisienne, entre deux parents ayant échappé par miracle aux camps de la mort, ne me préparait nullement à recevoir le choc que fut la découverte accidentelle de la corrida, à l’âge de 18 ans, au hasard d’une errance estudiantine en Provence. Comme beaucoup d’intellectuels français, je n’ai pas cessé, depuis lors, de tenter d’approfondir cet art singulier. C’est aujourd’hui une pratique plus vivante que jamais dans la France méridionale. Je crois qu’on peut dire qu’elle vit un nouvel âge d’or, avec un public jeune, enthousiaste et de plus en plus cultivé. A l’Université, où j’enseigne, les travaux et les thèses se multiplient sur l’écologie de l’élevage du taureau, ou sur l’éthique de la corrida. A Paris, même, où j’habite, nous avons organisé ces dernière années, à la Sorbonne ou ailleurs, divers congrès universitaires sur la corrida, avec la participation de nombreux philosophes ou de scientifiques.
Ce qui est vrai, c’est que la corrida n’est plus la fiesta nacional de l’Espagne. Elle a en cela un peu perdu et beaucoup gagné. Elle est devenue partie intégrante de la culture de l’Europe méridionale et même du patrimoine mondial.
Mais je sais que ce n’est pas un témoignage que vous souhaitez entendre de la part d’un philosophe, mais des concepts et des arguments.
J’aimerais tant pouvoir vous parler de l’esthétique de la corrida, de la grandeur sublime de cet art populaire et savant, de la beauté singulière de cet art classique autant que contemporain, de l’émotion unique qui nous saisit dans les moments de communion spirituelle.
Cependant, ce n’est pas sur ce plan que nous devons nous placer, mais sur le plan exclusivement moral. Le projet de loi sur lequel vous devez vous prononcer concerne la condition animale. C’est donc sur ce plan de nos devoirs vis-à-vis des animaux, sur lequel j’ai travaillé dans le cadre de mes travaux d’éthique, que je voudrais me placer.
Partons d’un point incontestable. Quelles que soient les découvertes biologiques, il demeure que les hommes ne sont pas des animaux comme les autres, parce qu’ils peuvent agir en obéissant à des normes ou à des valeurs, et pas seulement à leurs pulsions. Nous avons par conséquent des devoirs absolus vis-à-vis de tous les autres hommes, parce que tout homme peut obéir à les lois morales universelles. Ces devoirs sont absolus, et ce sont aussi des devoirs réciproques, d’échange et de justice, fondés sur une relation d’égalité. Telle est la base de l’humanisme.
Les devoirs que nous avons vis-à-vis des animaux ne sont ni absolus, parce qu’ils sont subordonnés à ceux que nous avons vis-à-vis des hommes, ni réciproques, parce que les animaux ne peuvent pas agir par devoir. Cela ne signifie pas que nous n’ayons pas des devoirs vis-à-vis d’eux. Mais ils ne peuvent être que des devoirs relatifs (et non absolus). Et ils ne peuvent être que des devoirs différenciés — selon la nature des animaux considérés et le type de relations que nous avons avec eux. Il est en effet impossible de formuler une seule règle de conduite que nous puissions appliquer indistinctement à tous les animaux.
En principe, il y a une division morale tripartite des bêtes.
Il y a d’abord les animaux de compagnie auxquels nous lient des relations affectives. Ils nous donnent leur affection en échange de la nôtre. Il est donc immoral de trahir cette affection, par exemple en se débarrassant de son chien sur une aire d’autoroute.
Il y a ensuite les animaux domestiques, que nous élevons pour leur viande, leur lait, leur laine ou leur travail, et auxquels nous lient une sorte de contrat d’échange. Eux nous donnent leurs produits en échange de leur pâture et de notre protection. Il est donc immoral de les traiter comme de simples « choses » — comme dans ces formes scandaleuses d’élevage industriel complètement mécanisées. Mais il peut être moral de les tuer puisqu’ils ne vivent souvent que pour cela, à condition de leur accorder des conditions décentes de vie ou d’abattage.
Il y a enfin ces millions d’espèces d’animaux sauvages qui peuplent les océans, les montagnes ou les forêts du monde, et auxquelles ne nous lie aucune relation individualisable mais seulement un rapport à l’espèce. Nous avons à leur égard des devoirs écologiques : dans le respect des écosystèmes et de la biodiversité, nous devons lutter contre le développement de certaines espèces nuisibles ou en faveur de la protection de certaines espèces menacées.
Je tiens à signaler que cette défense publique d’une éthique différenciée, qui distingue nos devoirs vis-à-vis des animaux selon le type de relation que nous avons avec eux, m’a valu les félicitations chaleureuses de l’Académie Française Vétérinaire, dans une lettre où le président s’insurge contre des argumentations animalistes inspirées par certaines interprétations idéologiques de la biologie — dont les attendus de votre projet de loi me semblent un bon exemple. Je tiens cette lettre à votre disposition.
Alors, vis-à-vis des taureaux de combat, quelle morale s’impose ? Le problème, que connaissent bien les éthologues, est qu’il ne rentre dans aucune des trois catégories ci-dessus. Ce n’est pas un animal de compagnie, il s’accommode mal de la vie en appartement ! Ce n’est pas un animal sauvage puisqu’il est élevé par l’homme qui en contrôle l’alimentation et la reproduction. Mais ce n’est pas non plus un animal domestique, puisqu’il ne peut servir la seule finalité pour laquelle il est élevé qu’à condition que soit préservé en lui un instinct naturel d’hostilité vis-à-vis de l’homme, sans lequel aucune tauromachie ne serait possible. Ni animal sauvage, ni animal domestique, c’est un animal bravo. C’est un cas à peu près unique dans les rapports homme-animal. Généralement, les animaux qui vivent sous le contrôle de l’homme sont en même temps « apprivoisés » ou « domestiqués ». Dans le cas du taureau de combat, c’est le contraire : ils sont élevés d’une manière qui doive préserver leur « bravoure » innée, c’est-à-dire leur agressivité naturelle contre tout ce qui apparaît comme une menace, notamment l’intrusion sur leur territoire. C’est précisément parce que le taureau de combat est une sorte d’exception dans les relations homme-animal que la tauromachie jouit d’un statut particulier dans l’actuelle loi catalane ou française — et que modifier ce statut serait à mon sens une grave régression de l’argumentation juridique et éthologique.
Quels sont donc les devoirs que nous avons vis-à-vis du taureau de combat ? Même raisonnement que précédemment : nous devons respecter sa nature et celle des relations que nous avons nouées avec lui. En tant qu’il est une espèce encore « sauvage », nous devons, par respect pour la biodiversité, préserver cette espèce particulière — ce qui suppose évidemment de conserver les pratiques tauromachiques, puisque c’est à leur existence que le toro bravo doit sa propre existence. Nous devons aussi respecter sa nature d’animal bravo. Pour un tel animal, une vie conforme à sa nature insoumise et indomptable, doit être une vie libre et naturelle— la meilleure possible donc. Et une mort conforme à sa nature d’animal bravo doit être une mort au combat contre celui qui porte atteinte à cette liberté en contestant sa suprématie sur son terrain. Avons-nous le droit de les tuer ? Même réponse que précédemment. Oui, parce qu’ils ne vivent que pour cela. Mais à condition de leur donner une mort qui correspond à leur nature d’animal bravo, c’est-à-dire une mort au combat. Serait-il plus conforme à la « bravoure » et à la nature du taureau de vivre esclave de l’homme et de mourir à l’abattoir, comme un bœuf de trait ? Vivre libre et dans des conditions naturelles pendant quatre années, puis mourir en combattant pendant quelques minutes, tel est le sort du taureau de combat, qui est sans doute un des plus enviables de tous ceux qui vivent sous la domination de l’homme.
Objection : le respect de la vie ne fait-elle pas partie de nos devoirs absolus ?
Il faut ici distinguer. Le respect absolu de la vie humaine est un des fondements de la civilisation. Il n’en va pas de même de l’idée de respect absolu pour la vie en général. Ce serait contradictoire avec l’idée même de vie : la vie s’alimente sans cesse de la vie. Un animal, c’est un être qui se nourrit de substances vivantes, végétales ou animales. Proclamer que tous les vivants ont un droit à la vie est donc une absurdité, puisque, par définition, un animal ne peut vivre qu’au détriment du vivant. Les animaux se tuent entre eux pour toutes sortes de raisons, et pas seulement pour satisfaire leurs besoins alimentaires, comme on le croit parfois. Les hommes, de même, ont toujours tué des animaux, par nécessité physique ou symbolique. Mais le propre de l’homme, c’est que, contrairement aux « autres animaux », lorsqu’il tue un animal respecté, cette mise à mort s’accompagne d’un rituel festif ou d’une cérémonie expiatoire. A cela, il y a une exception, une seule : la mort mécanisée et industrielle, à la chaîne, dans les abattoirs; mort froide, silencieuse, cachée, et pour ainsi dire honteuse, qui est le propre de nos sociétés urbaines contemporaines.
La corrida satisfait à la fois des besoins physiques (le taureau est comestible) et symboliques (la corrida est un combat stylisé et un cérémonial sacrificiel). Et, au contraire de l’abattage industriel, elle s’accompagne de toutes les marques de respect traditionnel pour l’animal : rituel réglé précédant l’acte et silence recueilli au moment de la mort. Dans toute tauromachie, l’animal est combattu avec respect, et non abattu comme une bête nuisible ou achevé à la sauvette comme une simple machine à produire de la viande. De ce respect pour le taureau, témoigne le fait que l’homme ne s’estime n’est en droit de tuer cet animal qu’au péril de sa propre vie. La question du « droit de tuer » les animaux se pose donc bien davantage pour l’abattage industriel que pour la mort des taureaux dans l’arène.
Reste un dernier argument, celui de la souffrance animale. Cet argument est sérieux, mais il faut le distinguer de la simple sensibilité personnelle.
Je me contenterais de deux remarques :
Si l’on interdisait toutes les activités humaines qui pourraient avoir pour effet la souffrance d’un animal, il faudrait interdire un grand nombre de rites religieux, d’activités de loisirs, et la consommation de poisson et de viande, qui implique généralement stress, douleur, inconfort, négation des conditions de vie naturelles, etc. On pourrait commencer par interdire la pêche à la ligne. Je ne plaisante pas : l’animalisme contemporain qui fait de l’éventuelle douleur animale le seul critère moral d’évaluation des pratiques humaines devrait avoir pour conséquence logique l’interdiction de tous ces loisirs, et, à terme, de toutes les formes de domestication qui sont le fondement de la civilisation humaine. C’est ce que recommandent déjà un certain nombre d’organisations animalistes anglo-saxonnes.
La corrida ne consiste pas à supplicier un animal sans défense, mais au contraire à faire combattre un animal naturellement disposé au combat. On en a une preuve évidente : si l’on faisait subir à n’importe quel autre animal (un bœuf ou un loup) l’épreuve des piques ou des banderilles, il fuirait immédiatement, la fuite étant la réaction spontanée de tout mammifère face à une agression, sa réponse normale, naturellement adaptée, face à la douleur. Or le « taureau de combat », loin de fuir, redouble ses attaques. Les études physiologiques du taureau de combat l’expliquent de diverses façons. Le taureau « brave », loin d’éprouver la « douleur » comme une souffrance, la ressent comme un stimulant au combat ; elle est transformée immédiatement en une excitation agressive. Nous savons qu’il en va souvent de même chez le soldat blessés au combat. Combien cela doit être plus vrai encore d’un animal physiologiquement équipé et génétiquement sélectionné pour le combat et qui ne cesse de s’y livrer, sa vie durant, contre ses congénères au champ !
Sans la « charge » (envestida) naturelle du taureau, la corrida serait impossible ; elle n’aurait aucun sens esthétique et aucune valeur éthique. L’homme n’aurait aucun mérite à pouvoir l’affronter et à en triompher. Ce serait un sacrifice ou une boucherie.
Il est vrai que, derrière tout cela, il y a des sensibilités personnelles. Je n’ai jamais pu personnellement souffrir le spectacle du poisson pris à l’hameçon du pêcheur à la ligne. Mais il ne m’est jamais venu à l’esprit de réclamer des pouvoirs publics l’interdiction de cet innocent loisir ! Le sentiment de compassion est plus que respectable. Et il ne fait pas de doute que la plupart des opposants à la corrida sont des êtres sensibles qui souffrent vraiment quand ils imaginent le taureau souffrant. Le problème est de savoir si cette sensibilité peut suffire au législateur. La sensibilité des uns peut-elle suffire à condamner la sensibilité des autres ?
Disons-le pour terminer : j’ai bien conscience qu’aucun argument ne pourra jamais convaincre ceux qui se représentent, de toutes façons, la corrida comme la torture d’une bête innocente. Ni le fait que, dans son combat, il réalise sa nature, ni qu’en voulant éviter la mort dans l’arène de certains individus, on condamne en réalité toute l’espèce à l’abattoir, ni la comparaison entre la vie courte et abjecte des veaux élevés en batterie et des taureaux élevés en pleine liberté, tout cela sera toujours impuissant face à la réaction passionnelle de celui qui s’indigne et crie « Non, ce n’est pas possible ! ».
Il est vrai qu’à cela les aficionados opposent, souvent avec la même véhémence, leur propre passion. Faut-il donc en rester là, à ce dialogue impossible ?
On pourrait s’en tenir à cette opposition des passions si elles-mêmes s’en tenaient là. Mais c’est qu’une des deux revendique pour elle-même plus que l’autre. Elle réclame des limitations, des prohibitions, une interdiction. En somme cette passion veut empêcher l’autre de se satisfaire — mais en s’abritant, bien sûr, derrière autre chose qu’une passion, et en avançant des « raisons » : le droit des animaux, le respect de la vie, le scandale du spectacle de la mort, etc.
Et c’est là que le rôle du politique, à mon avis, est de savoir raison garder, et de se dire : « Si un jour la corrida meurt pour de bon, c’est qu’elle ne déclenchera plus aucune passion. D’ici là, il est sage (je le redis avec émotion) de laisser les uns et les autres à leur passion et de faire prévaloir le principe de liberté. »