Le débat est devenu encore plus brûlant, entre partisans et adversaires de la tauromachie, à l’occasion de la supposée dernière corrida de Barcelone. L’antagonisme semble désormais sans appel. Mais, puisque le dialogue appuyé sur la raison et la bonne foi est désormais impossible, il appartient aux aficionados de revendiquer leur droit à la liberté culturelle, un droit garanti jusqu’à preuve du contraire par les sociétés démocratiques.
S’il est légitime de ne pas partager la passion taurine, et même d’éprouver de la répugnance pour ce spectacle, les arguments, ou du moins les émotions et le vécu des aficionados, sont-ils en vérité inaudibles ? Toute parole pour tenter de les expliquer n’est-elle en vérité que mensonge et « littérature » ? Ceux qui viennent aux arènes ne sont-ils mûs que par le plaisir de contempler la souffrance d’un animal ? Je me posais ces questions l’autre jour,durant la Feria de San Miguel de Séville, en écoutant ce chœur ineffable du public de la Maestranza, avec ses réactions immédiates et mesurées, ajustées à chaque moment de la lidia, en savourant cette unanimité de silence, de « Bieen ! » et de olés ! retentissants, grâce auxquels la corrida devient opéra et symphonie.
Non, il n’est pas vrai que l’afición ne soit qu’une passion injustifiable. Tant pour le fond que pour la forme les conventions de l’Unesco sur le patrimoine immatériel et la diversité culturelle offrent aux adeptes de l’art taurin un argumentaire très solide. J’ai eu souvent l’occasion de le souligner : les cinq critères ou domaines qui permettent de qualifier un patrimoine immatériel s’appliquent à l’évidence à la corrida. En outre, tout aussi clairement, l’Unesco classe dans cette catégorie toute pratique à laquelle s’identifie un groupe humain par des interprétations, des représentations et des valeurs qu’il fait siennes et qu’il se transmet de génération en génération. La communauté des aficionados est minoritaire ? À supposer qu’il en soit ainsi, précisément les conventions de l’Unesco, ratifiées par l’ensemble des états, ont été faites pour protéger les minorités culturelles et préserver leur droit à l’expression de leur diversité. Autrement dit, dans le domaine culturel, la permanence d’une pratique ne saurait se décider par un vote opposant partisans et adversaires, de la même façon que, par exemple, lorsque l’Unesco a reconnu la fauconnerie comme patrimoine immatériel d l’humanité, elle a statué sur les arguments des amateurs et n’a pas cru devoirconsulter les ennemis de cette chasse ancestrale. Le seul critère inconditionnel, pour admettre une tradition au rang de patrimoine, est qu’elle soit conforme aux principes de la déclaration universelle des droits de l’homme.
Ces textes de l’Unesco ont eu le mérite d’assimiler l’ouverture de la pensée anthropologique et de s’inspirer, en particulier, des réflexions d’un grand savant – un sage, faudrait-il dire plutôt -, récemment disparu ; je parle de Claude Lévi-Strauss. Dans ses dernières conférences, Lévi-Strauss déplorait que la diversité soit tenue pour un « le scandale », le monde étant de plus en plus uniformisé sinon globalisé, et considérait que le jugement moral sur les cultures ne pouvait être que relatif : « C’est par respect pour les peuples qu’ils étudient que les anthropologues s’interdisent de formuler des jugements sur la valeur comparée de la culture des uns et des autres. » Comme on voudrait que les politiques, sinon les animalistes fanatisés, fassent preuve de la même tolérance et du même respect humaniste que le célèbre anthropologue !
François ZUMBIEHL
Ecrivain et docteur en anthropologie culturelle, auteur du Discours de la corrida (éditions Verdier, 2008)